This will end | ft Asgall & Guilhem

Comme à mon habitude, je suis réveillé bien avant les autres. Pas seulement parce que mon sommeil n’a plus jamais été le même depuis la mort de mon père, mais surtout parce que j’aime préparer le petit déjeuner, et voir les autres encore à moitié endormis émerger de leur chambre. Il me faut une seconde cependant pour me rappeler pourquoi mon dos me fait souffrir, et puis le sourire qui nait sur mes lèvres me pousse à me lever. J’enfile rapidement un pantalon et une chemise, et embarque les habits de la veille, que j’avais négligemment laisser traîner sur le dessus de la commode, geste qui aurait horrifié ma mère. Le reste de la pièce est d’ailleurs rangé à la perfection. Après un tour rapide à la panière de linge sale, je me dirige vers la cuisine en bâillant.

Le concert de la veille a été un sacré succès. Il n’y a que peu de temps que nous sommes au complet, et pourtant, le public est au rendez-vous à chaque fois. Je savais qu’Apollon serait un atout, n’en déplaise à Némésis. Une chanson me vient aux lèvres, et je module la mélodie, ne reconnaissant pas quelque chose que nous ayons déjà joué. Je prépare une cafetière pleine, m’en sert une immense tasse déjà pleine aux trois quarts de lait, y ajoute un sucre, et sors de la roulotte encore à l’arrêt. Le jour est neuf, le soleil vient me dire bonjour alors que je savoure le calme du petit matin, et j’inspire longuement. Je suis bien, apaisé.

Je pose ma tasse sur les marches, et me dirige vers nos chevaux, qui m’accueillent avec un doux renâclement. Ils ont faim, alors je leur offre une ration tout en brossant doucement leur poil pour les débarrasser de la torpeur de la nuit. Bientôt, les quelques notes que je marmonne deviennent un refrain, encore sans paroles, et je ne m’interromps que pour annuler les enchantements qui dissimulent notre roulotte, sans un mot, d’un coup léger de ma baguette dans les airs. Enfin, je mets en route les chevaux, qui devraient suivre la route sans trop de problème jusqu’au milieu de la matinée. Il faudra tout de même que je vérifie de temps en temps qu’ils ne s’écartent pas pour aller grignoter un buisson d’épineux en chemin. J’ai récupéré mon café quelque part dans la manœuvre, et je profite du pas lent des chevaux pour grimper sur les marches et rentrer à nouveau en égrenant les notes.

Apollon est dans la cuisine, et me surprend légèrement, mais je parviens à conserver mon café dans sa tasse miraculeusement. Habituellement, il est plutôt le dernier à se lever, ou avant-dernier à la limite. Ils se disputent la place avec Némésis. Ils se disputent à peu près tout de toute façon. Je souris, et le rejoins pour m’installer dans le canapé, ramenant mes pieds nus et un peu trop froids sous moi en tailleurs. Je pose mon café sur la table devant moi avant de lui adresser la parole.

- Bonjour, bien dormi ?

Il n’a pas le temps de me répondre que Némésis émerge à son tour, vêtue…d’habits, manifestement, bien que je croie identifier la chemise qu’elle porte comme étant la mienne. Je me demandais où elle était passée...Elle nous salue en breton, et j’ai un demi-sourire amusé.

- Maidin mhaith*. Bien dormi ?

Elle commente notre concert de la veille, et je ne m’attendais pas à cette réflexion. Même si j’admet que cette tournée commence à se faire longue.

- Plus qu’une date et nous pourrons rentrer nous reposer quelques temps. Nous devrions arriver dans deux jours, donc ça nous laissera le temps de nous reposer un peu.

Et puis nous rentrerons, et deux jours après notre arrivée, j’aurais probablement envie de repartir tant je suis accro à cette adrénaline et cette excitation quasi quotidienne. Quitter le foyer familial a été la meilleure décision de ma vie, et cette roulotte est mon meilleur investissement à ce jour. Je ne quitterais les routes pour rien au monde. Je ne quitterais ma nouvelle famille pour rien au monde.

A peine me suis-je posé sur le canapé qu’Apollon s’assoit à mes côtés et appuie son épaule contre la mienne. Je ne m’en formalise pas, après tout, j’ai toujours été tactile, et avec les Brides les frontières de l’intimité se révèlent parfois très floues. Cela dit, je devrais peut-être me méfier, le matin je suis moins vigilant envers mon aura, surtout après la fatigue d’un concert. Peut-être que je devrais révéler ma nature à Apollon plus tôt que je ne le prévoyais…Je n’ai pas hâte d’avoir cette discussion avec lui. J’ai un mauvais pressentiment, comme si ma révélation n’apporterait rien de bon, ni à Apollon, ni au groupe. Et d’un autre côté, peut-être ai-je eu tort dès le départ de ne pas leur dire qui je suis réellement ? Ce que ma mère a fait de moi ?

« Surtout, ne leur dit jamais, ça sera plus facile de les manipuler. Obtient ce que tu veux des autres, et passe à autre chose. »

Je chasse la voix glacée de ma mère dans un frisson, et sourit quand mon ami me propose une couverture. Le matin est doux pourtant, mais c’est à l’intérieur que j’ai froid à l’instant. Je jette un œil à Némésis, qui me regarde avec un air soucieux, et je suppose que mon trouble doit se voir sur mon visage, alors j’essaye de me ressaisir. Donner le change, ne pas montrer ce que je ressens. Je rattrape la couverture au dernier moment, et m’en enveloppe, laissant un pan pour Apollon. Il s’en est fallu de peu que je la prenne dans la figure !

La chanson me trotte toujours en tête, et alors que mes compagnons commentent le concert de la veille, je sors ma baguette et invoque un parchemin. Puis je dirige ma baguette vers la joue de Guilhem, et après un mouvement souple de mon poignet, l’encre se détache de sa peau, comme aspirée par la pointe de bois. Je tape ensuite la pointe sur le parchemin, qui se couvre de fines lignes, portées improvisées agrémentées d’une clé.

- La foule était réceptive c’est vrai, j’espère que le dernier concert de la saison sera aussi bien accueilli. Cela dit, j’ai l’impression qu’il nous manque encore quelque chose pour arriver au sommet. Une autre voix peut-être ?

Je réfléchis à voix haute, et c’est probablement l’une des plus longues tirades que j’ai formulées depuis que le voyage a commencé. Mis à part nos chansons bien sûr. Pensif, je retourne à mon mutisme habituel, et m’empare d’une petite cuillère qui traine, la trempe dans le café de Guilhem, et dépose des gouttes semblant aléatoires sur la portée nouvellement créée.

- J’aimerais recruter un quatrième. Un soprano. Ou une.

Je chantonne dans ma barbe les prochaines notes, efface quelques-unes d’un coup de baguette et les déplace, reprends du café dans la tasse de Guilhem, et noircis la page petit à petit, négligeant de boire mon propre café, qui va bientôt devenir froid. Je n’ai pas réalisé que j’ai probablement lâché une bombe dans la conversation, troublant la dynamique bien huilée de notre petit groupe.

Plus les notes s’égrènent, et plus je les dépose et les ajuste rapidement sur le papier. Ma baguette fait des arabesques, et lorsqu’Apollon, puis Némésis se joignent à moi pour ajouter leur patte, je rajoute des clés, des notes, des portées, m’adapte à eux. Je ne suis que rarement parolier, je laisse cela à mon ami solaire, mais je lui fais entièrement confiance pour ajouter cette chanson à notre prochain spectacle. La légère dispute de mes compagnons a glissé sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard, et peut-être parce qu’ils n’ont pas de public pour apprécier leur joute, ils se sont rapidement tus tous les deux. Ou peut-être aussi parce que j’ai lâché une proposition l’air de rien et qu’ils n’ont pas suivi mon chemin de pensée depuis le début. J’oublie parfois qu’ils ne sont pas légilimens, et que par conséquent pour eux mes réflexions semblent sortir de nulle part.

Apollon lui a réagi à chaud, ce qui ne m’étonne pas plus que cela. Cependant, sa réflexion me fait lever le nez de mon parchemin, et je plonge mon regard vert-de-gris dans le sien. J’ai entendu le sous-entendu de sa question, et je m’adoucis d’un coup.

- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, et tu le sais. Tel qu’il est, le groupe me convient, mais je pense qu’une autre voix nous donnerait plus de…latitude. Apporterait quelque chose.

Némésis approuve à son tour, et après avoir acquiescé pour appuyer son propos, je m’étonne et me tourne vers elle. Depuis quand est-elle devenue la voix de la raison ? C’est mon rôle habituellement. J’ai un petit sourire amusé de cette constatation, et retourne à mon parchemin pour peaufiner les derniers détails. Détails qui changeront probablement quinze fois d’ici notre arrivée dans deux jours, mais le parchemin est couvert et les sorts d’élongation ne tiennent pas bien longtemps. Je ne veux pas perdre le travail effectué.

- La roulotte peut toujours être agrandie, et puis peut-être que Némésis sera plus à l’aise d’avoir sa propre salle de bain, quitte à la partager avec notre dernière recrue si elle s’avère féminine. Depuis le temps qu’elle râle de retrouver ta serviette en boule par terre Ap’…

Je prends une gorgée de mon café, fronce le nez en constatant qu’il est presque froid, et tapote ma baguette sur le bord de la tasse deux fois, laissant de la vapeur s’échapper à nouveau. Je regarde mes compagnons, un sourire apaisé sur les lèvres.

- C’est entendu alors. Lorsque nous aurons terminé cette tournée, nous commencerons le recrutement. Est-ce que vous voulez des œufs brouillés ?

Mon esprit est déjà passé à la suite, comme si la discussion était close. Elle ne l’est pourtant sûrement pas pour mes compagnons, mais je me lève, confie mon parchemin à Apollon et me dirige vers la cuisinière. Il faudra que l’on s’approvisionne dans la prochaine ville, nous commençons à manquer de vivres.

- Moi aussi j’ai hâte d’être arrivé…L’engouement était…grisant.

J’ai les yeux qui brillent en me remémorant le concert de la veille, et malgré moi, je relâche l’attention que je porte habituellement à mon aura. Une seconde, deux peut-être, mais suffisamment pour que mes camarades puissent en être affectés. Avec un quatrième, il faudra que je fasse plus attention à ne pas me laisser déborder…En concert, c’est utile, tant envers le public que pour motiver mes camarades, mais en privé, ça pourrait s’avérer problématique. Surtout si Apollon y est plus sensible que les autres, lui qui a un cœur d’artichaud. Je m’en voudrais d’être responsable d’un trouble entre nous. Peut-être que je devrais lui en parler, le prévenir…un jour.

Je m’étais tourné pour attraper les œufs, et considérant le sujet du quatrième larron discuté, j’ai relâché mon attention. Oh, pas longtemps, pas beaucoup, mais juste assez pour que mes compagnons soient influencés. Et mon cœur se brise en entendant les paroles mielleuses d’Apollon. Il s’est interrompu au beau milieu d’une phrase, comme au milieu de sa pensée. Je n’ai pas vu son regard se vider, effacé par l’aura de vélane maudite qui me colle à la peau, mais je ne l’ai que trop expérimentée pour ne pas en être affecté. J’ai toujours été surpris que Némésis ne soit pas plus affectée que ça par mon aura. Elle l’est, bien sûr, tout le monde l’est, mais elle y est particulièrement résistante. Est-ce que c’est parce qu’elle est attirée par les femmes, ou parce que son attirance envers moi, sous influence, est plus amicale, comme une admiration envers un grand frère ? Je n’ai jamais osé le lui demander. Toujours est-il qu’elle se révèle être parfaitement placée pour agir comme bouclier lorsque je dérape. Et je me déteste de l’utiliser de cette façon, ce n’est pas à elle de rattraper mon comportement.

Je rattrape mon aura aussi vite qu’elle m’a échappée, mais le mal est fait. Je suis blessé, et Guilhem l’est aussi. Je sais qu’il est amoureux de moi, qui ne le saurait pas lorsqu’il fait ce genre de déclarations ? Mais est-ce totalement dû à l’influence de ma parenté, ou y-a-t-il un fond de sincérité ? C’est toujours ce doute qui me meurtrit un peu plus à chaque fois. Ça, et la certitude qu’il me détestera lorsqu’il aura pris conscience de mon sang pollué et de mes manipulations.

Némésis s’interrompt dans sa recherche de charcuterie, et je pose une main sur son bras, le serre brièvement, comme un remerciement muet. Elle m’a adressé un clin d’œil, mais j’ai honte de moi, je ne suis pas fier de ce que je suis, alors je n’ai pas réussi à lui répondre avec un sourire. Je soupire, et retourne à mes œufs.

- On pourra ajouter autant de salle de bain que vous le souhaitez. Mais de toute façon, avant, il nous faudra trouver la personne idéale…Tu peux nous parler un peu plus de ce rossignol ?

Je ne regarde pas Apollon en posant cette question, prétextant m’occuper de brouiller les œufs, concentré pour maintenir mon aura enchaînée. Je lève ma baguette et ouvre un des placards, murmurant un « accio » d’une voix faible. Il n’y a que quand je suis parfaitement seul que je peux donner libre court à cette aura maudite, et depuis plusieurs années maintenant, je ne suis plus jamais seul.

« Être seul au sommet n’est pas une mauvaise chose Asgall. Être un roi sans sujets par contre… »

Je manque d’air, j’étouffe soudain. Je lâche ma spatule en bois dans la poêle, m’accroche au comptoir au point que mes jointures blanchissent, et je me force à respirer profondément. Je m’accroche à mes souvenirs, à la présence de mes amis, ma famille, auprès de moi. Le sourire de Némésis lorsqu’elle joue, le rire d’Apollon quand il réussit à jouer un tour à l’un de nous, notre concert de la veille, l’exaltation des fans dans la fosse…Peu à peu, ma respiration se calme, et je m’apaise. Jusqu’à la prochaine incursion incisive de ma mère dans mes pensées. J’ai vaincu, cette fois, mais je sais que je vais devoir parler à Apollon de ce que je suis. Plus le temps passe, et plus il en sera blessé profondément. Même si admettre ce que je suis est douloureux, il ne mérite pas d’être mutilé lui aussi.

- Est-ce que vous voulez qu’on s’arrête un peu de rouler pour manger ? J’ai besoin d’air…

Chacune des paroles élogieuses d’Apollon me blesse tel un couteau affuté en plein ventre. Pas assez pour me tuer, juste de quoi me faire souffrir. La culpabilité menace de m’étouffer, surtout en voyant les yeux de mon ami, mon frère, vides de toute conscience. Je l’ai hypnotisé. Et je sais que je ne dois pas prendre en compte les mots qu’il prononce, mais ma mère jubile de les entendre à travers moi. Jusqu’à ce que Némésis s’interpose et coupe le fil qui me lie à lui. Sans elle, je serais contraint de vivre seul. Sans elle, je ne pourrais pas maîtriser Apollon. Je crains le jour où elle ne sera pas là pour s’interposer, du jour où je devrais moi-même le faire revenir à la réalité…avec brutalité. Mais ce jour n’est pas arrivé. Pas encore.

Comme celui d’Apollon, mon regard se détourne, et je tâche de me concentrer pour maîtriser mon aura, tant bien que mal, pour laisser le temps à mon frère de s’enfuir. Ma mâchoire est crispée, je suis tendu et mes mains se figent sur la cuisinière. Ce n’est que lorsque les bras hésitants de Némésis se referment sur ma taille, que sa joue se pose contre mon dos que je parviens à reprendre contenance. Mon pouls si agité ralentis, mes mains doucement retrouvent des couleurs tandis que je relâche la pression dans mes muscles. J’ai mal, mais ce n’est plus physique à présent. Et je peux supporter la douleur morale, je l’ai toujours fait. Elle ne dit rien. Il n’y a rien à dire. Moi je murmure, pour moi-même.

- Je n’aurais jamais dû utiliser ce pouvoir sur lui.

« Les faibles d’esprit méritent d’être manipulés. Tu n’y peux rien, tu es né supérieur. »

Je pensais aller arrêter les chevaux moi-même, mais Apollon m’a devancé en s’enfuyant, et comme je suis incapable de finir la cuisine, Némésis met la main à la pâte. Elle m’emprunte ma baguette, me tirant un sourire amusé, et naturellement, nos gestes s’enchaînent comme si nous ne faisions qu’une seule personne. Des années que nous voyageons ensemble, et que nous n’avons pas besoin de parler pour nous comprendre. Ou plutôt, Némésis parle pour moi. Elle n’a jamais été dérangée par mes silences, et j’apprécie son babillage qui occupe efficacement mes pensées pour me détendre. Elle apprécie de prendre les décisions, mais elle sait aussi se taire pour m’écouter quand il le faut, et j’aime tout cela chez elle. Quand Apollon passe à nouveau la tête à l’intérieur, utilisant sa verve naturelle pour en faire une petite blague, l’atmosphère est de nouveau détendue.

Je suis Némésis à l’extérieur pour découvrir un cadre idyllique, et particulièrement propice à la détente que j’envisageais. La rivière qui court un peu plus loin permettra aux chevaux de boire un peu, et nous pourrons nous aussi nous en servir. J’envisage même de m’y baigner, peut-être, après le repas. J’ai récupéré ma baguette, et invoque une nape pour la pierre choisie par Némésis, m’attardant peut-être à peine trop sur les détails esthétiques pour un objet voué à disparaître dans quelques instants, et sert finalement les œufs et le bacon en tâchant de ne pas croiser le regard d’Apollon. Je ne voudrais pas le lancer à nouveau dans une diatribe qui serait pénible pour tous les trois.

Le doux refrain entamé plus tôt me reviens en tête et je le fredonne doucement entre deux bouchées distraites tandis que Némésis interroge notre ami sur son rossignol chantant. Je me demande si elle nous rejoindrait sans problème ou si elle aurait besoin d’être convaincue comme Apollon l’a été, et puis je regrette cette pensée. Je n’aurais jamais dû utiliser mon aura sur lui en premier lieu. Ignorant la réplique hurlante de ma mère m’intimant de la soumettre, je risque un sourire et un regard vers mon ami, retenant soigneusement mon aura pour moi-même.

- Comment s’appelle-t-elle ?