Une pomme par jour n'éloigne pas les Templiers

Libre. Voilà qui est bien étrange. Qui le rend perplexe, même, alors qu’on lui ferme manu militari les grilles dans le dos. Un peu plus d’enthousiasme encore de la part des matons et Luka se mettra à penser qu’ils sont heureux de le relâcher. Ce n’est pas lui qui regrettera les quatre murs saumâtres de sa cellule, cela étant, bien sûr qu’il est satisfait d’être dehors même s’il n’est pas tout à fait libre pour l’heure. La sensation ne le perturbe pas moins pour autant, tandis qu’il fait quelques pas dans la rue déserte, prit au dépourvu par la sensation de soudaine infinité de son environnement. Il y a quelque chose dans l’air, sous la poussière de charbon et les relents de pauvreté hâve, quelque chose qui frémit encore, quand il tend ses sens.

Anya n’est pas là. Ça ne lui ressemble pas. A tous les coups, on lui a donner la mauvaise journée pour venir l’accueillir. La mesquinerie est presque amusante, à moins que le calcule soit tout autre. De toute façon, qu’est-ce qu’il peut y faire ? Grimper les grilles et retourner à l’intérieur ? Certainement pas ! Il se débrouillera, comme toujours. Survivre, chez lui ça ne date pas d’hier et ça ne le lâchera sans doute jamais. Alors il enfonce les mains dans les poches et observe, cherche les plaques avec les noms de rue, racle sans mémoire rouillée. Son instinct lui hurle de foncer jusqu’à son sanctuaire, sauf qu’il n’a aucune certitude quant aux informations que les supérieurs de Fabre possèdent. S’ils ne connaissent pas ses planques, les y mener est idiot.

Quel est le prix des oranges, en Novembre ? L’idée le reprend. Il quitte les abords du mitard, louvoie dans les rues et les venelles jusqu’au quartier des Halles. Les marchands du soir sont moins nombreux et moins bien fournis que les maraîchers qui se pointent le matin à la fraîche, mais c’est tout ce qu’il a sous la main. Heureusement, même le froid du novembre Parisien ne peut se comparer au gel de Fort Invisible. En ça, il est bien entraîné. Les Halles sont tranquilles, la population éparse et distante se mêlant de ses propres affaires tant qu’on ne s’en mêle pas pour eux, Luka gagne l’un des bâtiments semi-ouverts, qui porte pour lui le signe des amis de la Cour. Ici, son choix est bien plus anodin, moins impactant.

Il n’y a pas d’oranges, pas à cette heure, pas à cette saison. Déception qu’il chasse. Se penche sur les pommes. Il n’a pas d’argent mais ici, il saura négocier pour caler sa dent creuse en attendant de laver son ardoise. Une question après l’autre, et peut-être qu’entre-temps, les idées auront surgit pour la suite de ses problèmes. Avant qu’il ne se décide, cependant, un vieil employé de nettoyage, passant inlassablement sa serpillère dégarnie plus loin, dans le coin de la pêche, lui adresse un discret signe d’avertissement. Quelqu’un vient. Un étranger. Luka cille, continue d’étudier ses pommes, s’approchant du bord de l’étale de bois. Il attend, juste au cas où. Agir sur un coup de tête ne lui servira à rien, puisqu’il n’a aucune idée de ce dont il s’agit et surtout, aucune certitude que ce soit bien un colis qui lui soit destiné.  

“Romanov”. Dos à l’homme qui l’interpelle ainsi, Luka offre une brève expression circonspecte et incrédule. Qu’est-ce qu’ils ont tous à m’appeler comme ça avec les accents de Dieu le Père ? Tentative d'asseoir leur autorité ou simplement de lui prouver qu’ils savent qui il est - vaste blague que celle-ci - Luka  n’en sait rien mais soupèse très sérieusement l’idée de leur signifier sans ambages qu’ils se donnent beaucoup trop de mal pour un objectif inatteignable. Tout à ce dilemme, il continue néanmoins de sélectionner ses pommes, juste au cas où son mystérieux interlocuteur se décide à ajouter quelque chose pour préciser ses objectifs immédiats ou s’il s’agit d’une tentative d’invocation sans oranges.

Les secondes passent et Luka le surveille de loin, cet inconnu venu si péremptoirement déclamer son nom dans toutes les Halles - bon sang que l’écho est insupportable ici. Juste pour s’assurer qu’il n’essaie pas de lui flanquer un poignard entre les omoplates. En lieu et place, au bout d’un instant supplémentaire, c’est sa grosse voix qui vient grogner à son oreille avec une vigueur renouvelée. Bien, on dirait que ça n’a pas prit des jours finalement. Il prend son temps, soulève l’une des pommes pour l’examiner, ses oreilles ne manquent pas le soudain manque de bruit, preuve du sort, évident dans un lieu comme celui-ci et pour quelqu’un qui a été confiné au silence si longtemps.

Sa poigne, à l’ombre de sa silhouette, se crispe sur le fruit, son regard fixant le vide quelques instants, un léger sourire caustique dansant sur ses lèvres écorchées et à vif. Immobile, il fantasme son corps se tournant pour faire face à cette tête de noeud qu’on lui envoie, lui plonger le poing entre les côtes pour aller vérifier ce dont ces tripes sont faites, tourner et retourner le poing jusqu’à en faire de la bouillie à lui verser dans une gueule grande ouverte, et… Il cille, frotte son oeil dépareillé puis repose la pomme et inspire profondément, jusqu’à sentir ses poumons protester, douloureux. Détournant légèrement la tête de l’étale, il offre un signe d’invitation tranquille vers un coin derrière l’emplacement vendeur.

“Sortez de là. Ne vous en faites pas.”

En sentant le vendeur hésiter, il sourit de nouveau, la voix plus amusée, légèrement éraillée.

“Allons, je ne vais pas faire mes emplettes tout seul, tout de même.”

Et l’autre approche enfin. Il lui offre un léger signe de tête, puis lui pose quelques questions sur ses pommes, leur type et leur goût, oriente son choix sur quelques pommes terreuses, à la peau jaune verte, typique de la fin de saison automnale. Tandis que le vendeur se détourne pour aller lui chercher un sac où mettre ses pommes, Kutkh se détourne enfin de l’étale pour venir jauger de l’homme qui s’adresse à lui, le regard songeur. Carrure immense, blondeur et traits qui clament l’Est, et cet air si avenant qu’il en fera sans doute rougir une porte du Fort Invisible. Kutkh s’adosse contre l’étale de pommes, penche légèrement la tête, puis, se redressant sur un son inarticulé, lui répond enfin.

“Monsieur Januszew, c’est ça ? C’est curieux comme vos supérieurs pensent qu’il sera bon de me faire surveiller par un compatriote. Il y a quelque chose de caricatural dans le choix, vous ne trouvez pas ?”

Il cille, vient de nouveau frotter le coin de son œil à l’iris immense, puis sans réellement attendre de réponse, reprend, d'un ton nonchalant.

“Votre collègue, Rachel Fabre, a décidé que ses nerfs étaient plus inestimables que les informations, ou bien n’en a-t-elle aucune, allez savoir… En tout état de cause, elle vous a désigné volontaire pour clarifier quelques… questionnements logistiques, rapport à cette collaboration forcée entre nous. Je suis à vous dans quelques instants, le temps de terminer mes emplettes.”

Il observe la furie dans les prunelles du slave comme il eut observé quelque spectacle de rue, son léger sourire jouant sur des lèvres parcheminées. Kutkh la boit mais n’en dit rien, se contente de sourire davantage lorsque l'autre ment éhontément. Et ses prunelles dépareillées en disent tout, même s’il se contente d’un signe de la tête d’assentiment, ouvertement goguenard, ouvertement amusé, un sourcil arqué. Son chien de garde n’est pas un fin menteur, ou bien la colère l’empêche de se composer.

“Si tu le dis, camarade, tu m’excuseras si je ne sors pas l’orchestre pour accompagner tes belles paroles.”

A moins qu’il ne soit polonais ? Ou Ukrainien ? Oh peu importe, de toute façon, ils meurent tous de la même façon. Il se détourne d’ailleurs aisément de l’autre. S’il n’a rien de mieux à lui dire il peut bien attendre. Et bien sûr, l’autre en profite pour se rapprocher. D’un geste, Kutkh rassure de nouveau le vendeur. L’incite à se presser. La petite voix pépie qu’il offre les fruits, s’attire un large sourire de la part de Kutkh qui secoue la tête. Langage des signes, offert à l’abris du manteau. Je pairais la prochaine fois, garde ma note. Il ne vole pas ceux qui répondent à la cour.

“C’est ça, les beaux défenseurs du petit peuple ? Intimider les braves maraichers qui essaient de gagner leur vie ? Dis-moi, à quel moment ta mauvaise humeur et ton besoin de contrôle passent au-dessus du gagne-pain des autres ?”

Une main tendue récupère le sachet dans lequel se trouvent ses pommes, remercie le vendeur, puis se détourne de l’étale en calant le sachant sous l’un de ses bras. Plonge la main à l’intérieure et en sort l’une des pommes terreuses qu’il essuie légèrement sur le revers de son manteau. Et puis il soupire, observe l’autre comme il eut observé un enfant turbulent, détachement dans les prunelles dépareillées. Décidément, ces gens ont un balai enfoncé dans le fondement et absolument aucun esprit pratique.

“Ecoute, mon gars, si tu veux me faire ton petit numéro d’intimidation, en répétant mon nom trente fois pour l’effet dramatique, vas-y, mais je n’en ai littéralement rien à foutre. J’ai bien compris que je vous devais ma “liberté”,” et les guillemets s’entendent aisément dans le mot, “et si je te pose des questions c’est pour coopérer. Si tu ne veux pas me répondre, grand bien t’en fasse, c’est toi et tes petits copains que ça regarde, moi je suis dehors de la même façon. Et je peux t’assurer que c’est toi ne me répondant pas qui nous fait perdre du temps, certainement pas mes pauvres pommes.”