Pour nous tout ce qui compte c'est de voir des yeux qui brillent | Giacomo & Zuhra

Pour nous tout ce qui compte

c'est de voir des yeux qui brillent
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04 nov. 1927 avec @Giacomo de Medici | TW : deuil, attentats, classisme
– Croix de bois, croix de fer - c'est comme ça que vous dites en France, n'est-ce pas ?

Elle glousse en hochant la tête. Oh il va adorer cette histoire, décors somptueux, musique divine, tenues merveilleuses et arrogants imbéciles dont elle va pouvoir lui décrire les pires aspects avec force de détails et de mauvaise foi. Ce ridicule qu’elle a à reprocher à Íñigo la désole d’autant plus qu’il était tout de même un prince ; et un qui parlait trois des langues qu’elle connaît avec le français, l’espagnol et le basque. Elle chasse cette pensée en plaisantant sur sa capacité à apprendre même l’italien si elle devait rencontrer un homme qui ne la navre pas autant et dont le statut serait similaire.

– Je suis malheureusement peu au fait des actualités politiques italiennes. Accent ou pas, c'est en France que se trouve ma vie, et je n'ai aucun prince, crétin ou pas, à te sortir de mon chapeau.
– Tant pis pour l’exotisme alors.

Petit rire de la gasconne pour clore la question. C’était un trait d'esprit plus qu’autre chose : au vu de la réputation de Giacomo, elle s’inquièterait des penchants de tout prince qu'il pourrait fréquenter. Elle préférait éviter d’autres déconvenues et mauvaises surprises. Et puis, elle le pense meilleur compagnon de soirée que conseiller matrimonial - sa longue liste d'exigences aurait tôt fait de l’ennuyer. L’irruption des Murray met fin à la discussion de toute façon. Zuhra retrouve ces visages connus avec le plus grand plaisir.  On se salue avec chaleur, échange des politesses qui ne sont pour une fois pas si creuses. Depuis combien d’années ils ne se sont pas vus ? L’idée ce temps passé et donc de son âge avançant sans qu’elle même n’aie beaucoup progressé lui est assez désagréable - elle en viendrait presque à regretter sa taquinerie à l’italien sur ses rides tout à l’heure. Quand Vincéncia mentionne leur professeur de danse, son sourire vascille pourtant un instant.

– Vous ne pouvez m'annoncer cela sans me donner le nom dudit professeur !

La brune aux yeux gris penche la tête en semblant observer l’italien qui lui demande, mais un bref instant son regard s’échappe pour chercher celui de la gasconne. Elle répond d’une voix douce, mais relativement froide :

– Mon très regretté frère, Monsieur Guilhem d’Alefsen.

Vincéncia Murray est une femme d’une trop grande qualité pour permettre qu’une discussion s’assombrisse en raison de ses mots ; elle ne laisse pas à la mention du défunt l’occasion d’allourdir l’ambiance qu’elle enchaîne déjà sur des compliments sur leurs tenues ou leurs bijoux. Zuhra voit le sourire de son Giacomo s’étirer alors qu’il prend un instant et une gorgée avant de répondre :

– Le compliment me va droit au cœur. Ces bijoux sont de ma création. Je suis touché de voir qu'ils plaisent.
– Et bien Monsieur, je ne vais pas vous ennuyer ce soir en vous parlant affaires, mais je promets de vous écrire très vite. Vos œuvres sont admirables.

Elle confirme d’un geste de tête ; il est vrai que les parures qu’il arbore sont un mélange réussi d’élégance et de raffinement, plus originales que tous les bijoux qu’elle peut porter. Il faudrait qu’elle lui passe commande, à n’en point douter ses œuvres iraient à merveille avec les tenues que lui créent les Malefoy. Il a la même idée puisqu’il lui annonce :

– A ce sujet, Zuhra, je serais enchanté d'orner une des prochaines tenues dont tu nous raviras.
– Oh, cela m’enchanterait vraiment Giacomo, merci !

Le regard brille d’une joie et d’un plaisir sincère. L’idée de se faire offrir une de ses créations l’enthousiasme franchement, elle qui porte une si grande importance à comment elle présente et ce qu’elle porte. Et puis, puisqu’ils sont de nouveau amis, elle veut que son travail soit connu et reconnu - autant pour son bonheur que pour ce qu’on dira de la voir l’exhiber. L’ambition et le pragmatisme ont tendance à prendre le dessus même sur les sentiments les plus doux. Vincéncia acquiesce de la tête, accueillant l'idée avec un certain engouement.

– Un bijou pour éblouir vos futurs pairs de la Chambre de la Noblesse peut-être ? J’ai entendu que vous vous portiez candidate…

Les nouvelles sont allées vite par delà la mer et jusqu’en Ecosse. Au moins son ancienne belle-sœur la donne-t-elle déjà gagnante de ces élections, ce qu’elle n’aurait pas parié malgré leurs anciens liens - mais c’est que pour une d’Alefsen, un de Fronsac en vaut bien un autre en termes de positionnement politique, et la fille du duc a pour elle d’être plus aimable que son oncle. Peut-être également que ses avis moins tranchés et moins durs sur la famille royale pourront lui permettre de conquérir le cœur des aquitains.

– D’ailleurs, si l’envie vous venait de passer une soirée avec certains d’entre eux, notre famille organise une soirée à Paris avec nombre de ceux du sud de la France. Nous serions ravis de vous y voir Zuhra, ainsi que vous Monsieur de Medici si vous souhaitez être encore son cavalier. Je peux vous promettre une piste de danse encore plus grande que celle-ci, et des connaisseurs pour admirer la légèreté de vos pas.

Voilà qui est autrement plus intéressant que de recevoir des compliments, et qui vaut presque la proposition de Giacomo quand au plaisir à venir : de nouvelles fêtes, et de nobles celles-ci, où on la convie. C’est cela que Zuhra était venue chercher ici : la promesse de nuits où briller et de belles - et puissantes - personnes à éblouir.

– Voilà qui est une perspective tout à fait réjouissante, ce serait un plaisir Vincéncia.  

Qu’elle dit dans un sourire avant de boire une gorgée, et de lancer un regard curieux à son comparse, avide de savoir s’il apprécie autant qu’elle l’idée. C’est un mondain, comme elle, qui a comme elle besoin d’être vu pour continuer à exister dans ce monde - mais il n’a pas sa tendresse pour la famille de Guilhem ni son intérêt pour la politique des nobles.

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La bordelaise a emmené le sujet de la Chambre de la Noblesse comme si cela était presque déjà fait, naturellement. L’information semble pourtant faire tiquer l’italien qui sort d’un coup des pensées dans lesquelles les compliments sur son travail l’avaient plongé.

– Oh réellement ? Je ne te connaissais pas cet intérêt pour la politique.

La brune penche la tête à la remarque de Giacomo, un instant interdite face à cette surprise. Difficile de dire ce que cela inspire à son compagnon… Il a dit tout à l’heure qu’il avait le changement en horreur : mais ce n’est pas elle qui a changé, c’est le monde. Tout est politique, elle est simplement dans une position où elle ne peut plus l’ignorer.

– Et bien, tu l’as dit toi-même tout à l’heure, je suis l’héritière du duché de Gascogne.

Évidence comme toute explication, et rien dans sa voix pour trahir le doute qui existe encore chez les siens et les débats que cette question provoque. Son ancienne belle-sœur doit bien savoir que la position de Zuhra n’est pas si certaine, mais elle ne souffle pas mot et les invite plutôt à une prochaine soirée. Si la gasconne se demande encore si elle pourra pousser les aquitains à la soutenir plutôt que son oncle pour les élections, elle est assez confiante sur leur position quant à cet héritage et l’intérêt qu'ils peuvent trouver à voir une femme qui a porté leur nom coiffée de la couronne ducale. Elle accueille l’invitation avec enthousiasme, et sourit franchement quand son cavalier confirme lui aussi son désir de répondre favorablement à cette demande. Il va adorer les nobles aquitains, leur raffinement et leur esprit aiguisé - et eux seront sans aucun doute éblouis par le duo. Cela la satisfait assez, l'idée d'être vue aux côtés d’un homme à sa hauteur, quoiqu’il ne soit pas noble. Quelqu’un qui brille et qui la fasse briller… Peut-être aurait-elle cédé à l’idée d’un autre mariage plus tôt si cela avait fait partie des arguments de son père.

– Souhaites-tu retourner danser ? A moins que Mrs Murray ne me fasse cet honneur ?
– Oh, vous ne m’en voudriez pas trop Zuhra de vous emprunter monsieur de Medici pour une danse ?

Les lèvres s’étirent et elle hoche la tête, quoique le geste trahisse la politesse plutôt que la pensée. Elle n’est pas habituée à partager son cavalier - du temps de Guilhem, ils ne dansaient qu’ensemble. Mais Guilhem était son mari, et elle ne peut pas permettre qu’un doute naisse sur sa relation avec Giacomo. Il n’y a pas de place pour la jalousie ou l’envie dans ce genre d’association.

– Je ne suis certainement pas assez cruelle pour vous priver d’un aussi bon cavalier, ni pour priver les autres convives d'un spectacle si agréable.

Elle offre tout de même un air badin à l’italien, retenant un dernier instant son bras avant de le laisser à Vicéncia.

– Mais il faut me promettre de me consacrer la suivante mon ami.

Qu’il ne soit pas dit qu’elle laisse filer ainsi le meilleur danseur de la soirée.

Elle désigne son verre qui n’est de toute façon pas terminé pour pivoter gracieusement et se mettre prêt de Mr. Murray tout en gardant la piste où les deux danseurs s’éloignent. Étrange image tant les grands yeux gris et rieurs et les boucles brunes lui en rappellent d'autres. Elle n’entend pas, à cette distance, la question que Mrs. Murray adresse à Giacomo avant que la danse ne commence :

– Qu’est-ce qui vous emmène dans cette soirée monsieur ? Est-ce une passion pour… oh cette cause que défend Madame Catchlove, ou les attraits de la Gascogne peut-être ?

Si la question est assez directe et semble appeler à la confidence, elle est posée avec une voix qui semble presque soucieuse ou tendre. Cela pourrait être la douceur inspirée par Zuhra à cette ancienne sœur, ou cela pourrait être la façon de parler de la mondaine avertie…

Zuhra de son côté est perdue dans le discours de Malcolm qui a entrepris de lui faire le détail de tout ce qui a pu advenir des différents membres de la famille d’Alefsen ces dernières années, apparemment trop heureux d’instruire ainsi la jeune femme. Il fait de grands gestes - ce qui trahit peut-être qu’il est plus écossais qu’anglais dans ses manières - et semble tout à fait ignorer le reste de la soirée. La brune, sur le visage de laquelle est fixé un air tranquille et poli, accorde régulièrement quelques œillades à la piste de danse et à la foule qui murmure devant les mouvements gracieux de Giacomo et Vicéncia.

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Sur la piste de danse, Vicéncia resplendit au bras de son partenaire, mouvements grâcieux et discours à voix basse qui semblent la ravir. Elle n’a même pas tenté de faire croire à Giacomo qu’elle se souvenait de la raison de leur présence ici, et elle a un sourire presque mutin quand il lui répond qu’il s’y intéresse autant qu’elle. Pauvre Mrs. Catchlove, dont les invités sont si insouciants au sujet de la cause qui les a réunis. Sa curiosité semble à peine satisfaite de ce qu’elle entend - vieille amie, le terme est vague, surtout pour un homme qui promet une prochaine danse avec du tesora - encore qu’elle a l’air d’apprécier le sourire que cela fait naître sur son visage.

– Zuhra met plus de soin encore que moi à choisir les bras auprès desquels danser. Son attention est flatteuse.
– Ah oui…

La bordelaise profite d’un tour pour lancer un regard à l’intéressée à côté de son époux,  qui semble l’écouter avec plus de politesse que d’attention.

– La Demoiselle de Gascogne a toujours eu un goût très sûr, et assez peu de réserves dans sa manière de l'exprimer. Une chance qu’elle nous soit revenue d’Espagne, ne trouvez-vous pas ?

C’est dit sur le ton de la confidence, mais il y a de la curiosité dans le regard gris : de toute évidence, Vicéncia a beaucoup de questions sur cette histoire et aurait espéré qu’il puisse lui en apprendre plus. A défaut de réponse, il peut au moins lui offrir une danse qui fait tourner les têtes vers eux avec admiration, et si l’épouse Murray n’a pas l’air de rechercher un tel effet, elle a quand même un sourire sincèrement ravi quand la musique finit par s’arrêter.

– C'était un plaisir, Mrs Murray. Il faudra me promettre une nouvelle danse lors de votre prochaine soirée.
– Le plaisir est tout à fait partagé Monsieur de Medici, et je serai plus qu’heureuse de danser avec vous à nouveau.

Elle s’incline, avant de lui désigner le couple qu’ils ont laissé derrière avec un air amusé.

– Allons sauver Zuhra de la conversation de mon époux.

Celle-ci affiche toujours le même air paisible, alors que Malcolm s’est perdu dans un récit sans fin d’anecdotes sur chaque cousin jusqu’au plus éloigné que Zuhra n’a dû voir que lors de son mariage. Malgré son manque de finesse, l’écossais est touchant de bienveillance et d’attention, proche de la famille de son épouse à laquelle il semble que pour lui sa comparse appartient toujours. Ces récits, et la vision étrange des boucles brunes et des yeux rieurs sur la piste de danse la rendraient presque mélancolique - elle avait oublié combien le frère et la soeur se ressemblaient. Comme les danseurs reviennent vers eux, elle repose son verre maintenant vide comme pour signifier à Mr. Murray qu’elle a fini de l’écouter. Celui-ci, face au regard autoritaire de sa femme, écourte la fin de son histoire et finit par conclure :

– J’imagine que vous aurez l’occasion de lui en parler vous-même, et Estephen sera sans doute très heureux de vous voir à la fête Mrs… Miss.
– Et toute notre famille d’ailleurs. Je vous rends votre cavalier Zuhra, que je suis très heureuse d’avoir rencontré. Laissons-les danser sweetheart, j’ai besoin d’un rafraîchissement.

Et le couple Murray s’éloigne après s'être incliné avec politesse devant la fille du duc, sans autres au-revoir. Zuhra tend sa main à Giacomo.

– Je prends cette danse avant toute discussion, je viens de subir un laïus alors que tu t’amusais et je suis un peu jalouse.

Un geste sur la piste et les franges apparaissent et s’allongent à nouveau sur la robe de satin. La musique entamée est plus tranquille que celles sur lesquelles ils ont ouvert le bal, et offre plus de place aux échanges. La perspective de la prochaine soirée flottant encore dans son esprit, elle commente :

– Tu vas adorer les d’Alefsen : ce sont des amoureux de danse, de vin et de fin’amor. Leurs fêtes sont toujours extrêmement réussies.

Et sur bien des aspects assez à ce qu’elle se rappelle du goût de l’italien. Ce n’est certainement pas de sa famille à elle qu’elle a hérité de son amour des mondanités, mais bien plus de celle de son ancien époux. Encore que Giacomo aurait sans doute apprécié les soirées qu’elle organisait à Belroy, quoiqu’il aurait pu les trouver un peu sages.

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Giacomo finit par retourner son attention vers elle, après avoir suivi un instant du regard les Murray qui s’éloignent, et lui offre sourire resplendissant et ce qui ressemblerait à de la moquerie. Zuhra fait claquer sa langue comme première réponse, la mine boudeuse.

– Tu serais surpris, j’espérais bien qu’il me ferait danser.

Vicéncia n’aurait pas épousé un mauvais danseur. Malcolm n’aura sans doute pas osé proposer cela à Zuhra qu’il a connu comme la cavalière d’un seul homme - mais c'était il y a longtemps… Ou alors il avait très envie de parler ?... Inutile de s'appesantir sur la question, elle n’a qu’à espérer que les d’Alefsen n’auront pas le même genre de réserves - cela gâcherait un peu son plaisir.

– Si je ne te connaissais pas, je dirais que tu cherches à m'acheter avec de belles paroles.
– Oh je cherche à t’acheter avec de belles paroles, mais ça n’en est pas moins vrai…
– Si la compagnie des d'Alefsen est à l'image de celle de Guilhem ou Vicéncia, je ne doute pas qu'elle sera délicieuse.

Zuhra hoche la tête à cette conclusion, le regard un instant attiré vers le bar où Mrs. Murray doit savourer son verre. La silhouette, une fois de plus, la marque tant elle en évoque une autre. Oui ce sera délicieux, et ce sera glaçant. Le brun lui offre une distraction bienvenue en reprenant la conversation alors qu’un mouvement dans leurs pas les rapprochent :

– Tu me dois toujours un récit de ton voyage en Espagne. Quoique d'après ce que j'ai cru en comprendre, il ne s'agissait en rien de tourisme.

Elle pouffe, tourne dans ses bras et répond dans son oreille d’une voix chargée de rire :

– Non, ce n’était en rien du tourisme.

Et un moment encore elle laisse flotter le mystère, malgré la curiosité évidente de l’italien ; elle profite de la musique et du talent indéniable de son cavalier, avant que les notes ne commencent à ralentir.

– Ce n’est pas une histoire pour la piste de danse, et je te trouve bien pressé de m’entendre faire le récit de mes mésaventures.

Applaudissements mesurés à l’adresse des musiciens et des autres danseurs, avant qu’elle ne demande son bras à Giacomo d’un regard impérieux.

– Mais je suis une femme de parole. Je veux bien te divertir avec cette histoire si nous trouvons un endroit où nous asseoir et où je puisse fumer.  

Un endroit discret sous entend le ton - ce ne sont pas des confidences qu’elle ferait à n’importe qui. Une alcôve est trouvée devant une fenêtre ouverte par de précédents fumeurs, banc couvert de coussins pour accueillir la lassitude des danseurs et les confidences des amis.

– Bien… Comment te raconter cela ?

Elle déplisse sa robe sur ses genoux, porte à ses lèvres le porte cigarette de nacre pour inspirer une première bouffée, les yeux perdus dans le vague. Raconter une histoire est toujours un art dans ce genre de lieu, et un art particulièrement périlleux quand il s’agit de soi-même. Mais des rumeurs sur ses fiançailles, il y en aura qu’elle les nourrisse ou non, autant qu'elle prenne la main dessus. Sourire tranquille vient habiter son visage alors que son regard revient à Giacomo pour entamer son récit sans rien manquer de son effet sur son auditeur. Elle commence, presque solennelle :

– Avec la loi sur l’héritage, tout le monde est très pressé de me voir me remarier, moi y compris, mais le plus impatient d’entre tous est sans doute mon père et Duc. Comme - et cela te surprendra peut-être - je suis une fille dévouée et obéissante, je me fais un devoir de le satisfaire et je pars donc en quête d’un époux satisfaisant.

Vague geste de la main pour évoquer le temps qui passe, alors qu’un nuage de fumée cache ses lèvres et ses mots un instant.

–  L'Espagne, mon cher Giacomo, terre de mystères et de chaleurs torrides, des palais somptueux, des passions brûlantes, de la danse, et parfois même un soupçon de violence - tout ce qu'il faut pour enflammer l'imagination, n'est-ce pas ? Figure-toi que j'ai toujours eu une fascination pour ce pays. Ma nourrice était espagnole, et, petite fille, ses récits m'impressionnaient beaucoup. Des histoires de princes, de batailles, de fêtes interminables… Il se trouve que j’ai de la chance, je rencontre justement le prince Alfonso de Borbón y País Vasco, oncle de sa Majesté le Roi d’Espagne. Et ce cher prince, avec lequel je m’entends très bien, a justement un troisième fils d’à peu près mon âge et sans épouse. Je te passe les questions politiques, je mène donc les négociations, tout se passe à merveille. Dans l’hiver, on m’envoie un portrait de l’homme en question, que je n’ai pas encore rencontré. Un visage... avec du caractère.

Elle accompagne ce mot d’une grimace théâtrale, parfaitement explicite.

– Je suppose que c’est ainsi qu’on qualifie ce genre de traits lorsqu’on manque de compliments à formuler pour exprimer son admiration. Viennent les fiançailles dans un palais madrilène. Tu aurais adoré : des pièces entières dédiées à la musique, autant de pistes de danse, d’instruments et de compositions que de portes à franchir. Des hibiscus suspendus aux plafonds, des murs entiers tapissés de fleurs, et des jardins ornés de lierre grimpant sur des grilles dorées...

La fête était très belle, oui, et la soirée aura sans doute beaucoup plu aux invités - à défaut de l’avoir comblée elle.

– Et puis, voilà enfin mon fiancé, Íñigo de Borbón y País Vasco. Premier regard et je me vexe : j’avais prévenu que je porterai les couleurs de ma famille - rouge, noir et blanc - et il avait eu le mauvais goût de mettre un costume vert qui détonnait terriblement avec ma robe. Alors je prends quelques instants pour le regarder et… Comment te le décrire… Imagine ces statues grecques, tu sais, celles aux mentons un peu trop prononcés et aux formes rigides ? Maintenant, transpose cette figure dans un style... disons, plus surréaliste que classique.

Silence pour ménager l’effet et laisser un instant à l’imagination le soin de faire son travail, avant de reprendre dans un haussement d’épaules.  

– Mais tu me connais, je suis une optimiste. Je me dis que, qui sait, il pourrait avoir de l’esprit, une âme de poète. Ce que je n'ai jamais eu l'occasion de vérifier, puisqu'il ne m’a pas adressé plus de douze mots de toute la soirée. Pour couronner le tout, il dansait terriblement mal. Une vraie catastrophe. Et lorsque j’ose, dans un élan de civisme social, danser avec quelques-uns de ses cousins, voilà qu'il se met à bouder comme un enfant.

Nouvelle bouffée sur la cigarette, et elle se penche avec un air conspirateur.

– Cela étant dit, j’admets que je ne l’ai pas vraiment ménagé deux jours après...

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Giacomo écoute avec un attention et un sérieux flatteur le récit de Zuhra. Son visage prend des arcs surprenants sur des choses dont elle n’aurait pas cru qu’il puisse penser quelque chose… Finalement, même lui a certainement changé en dix ans.

– Rien que le physique de son père ne laissait augurer, je présume ?
– Difficile à dire. Je crois qu'il approche des quatre-vingt-sept ou quatre-vingt-huit ans...

Un vieillard sympathique, mais aux traits bien trop creusés par l’âge pour plaire à l’encore jeune gasconne, ou pour permettre d’imaginer vraiment ce à quoi il avait un jour pu ressembler. Elle continue, déroule son histoire jusqu’au nouveau commentaire de son auditeur :

– J'imagine à merveille ce fabuleux profil. J'en déduis donc que la peinture était flatteuse ? C'est souvent le cas, et révélateur du salaire de l'artiste, tu noteras.

Elle hausse les épaules comme seul commentaire - le portrait qu’elle lui avait envoyé d’elle-même était assez fidèle, n’épargnant rien de ses propres complexes pour flatter le regard du prince, honnêteté payée à prix d'or. Là, c’était même au-delà de la simple flatterie, artifice évident pour ne pas la faire fuir - et idiot avec cela, la question du physique est hors de propos quand il s’agit de mariage arrangé. La vérité lui aurait au moins évité une déception en deux temps… Cela dit, cette mascarade lui permet de servir quelques piques amères à l’italien qui l’écoute.

– A bouder ? J'imagine qu'on ne fait pas plus capricieux qu'un prince. A part un musicien, peut-être. Ne t'engage jamais auprès d'un musicien, noble ou pas.

Un sourcil se hausse, intrigué par cette dernière affirmation. Cette remarque évoque une histoire qu’elle brûle maintenant de découvrir. Il faudra lui demander plus tard, échanger cette anecdote contre celle qu’elle partage en ce moment.

– Rassure-moi, tout ceci t'avait convaincu de rompre les fiançailles sans qu'il ait besoin d'en rajouter une couche, n'est-ce pas ?

Elle prend un air qui a quelque chose de sérieux et en même temps affreusement dramatique.

– Hélas Giacomo, impossible. J’avais trop bien fait les choses ! Les négociations pour les fiançailles incluaient une clause stipulant des compensations financières à verser par qui annulerait l’accord… Qu’aurais-je dit à mon père ? « J'étais sur le point d’épouser un prince espagnol, mais il me déplaisait trop alors finalement non, et voici la facture » ?... Il y aurait un cratère à la place de Belroy.

E qu'ei plan gran Belroy.Et c’est très grand Belroy. Ce n’est pourtant presque pas une exagération de ce qu’aurait pu être la colère d’Ishaq, toujours quasi-divine quand exercée contre les siens, terrible et écrasante. Cela aurait été une déception, une vraie, dont il ne l’aurait certainement pas épargné. L’ombre paternelle est chassée par une nouvelle volute de fumée qui la ramène à son histoire.

– Non, au contraire, je reste à Madrid quelques jours après les fiançailles, histoire de régler encore quelques détails et de passer un peu de temps avec mon futur époux et sa famille. Discussions au cours desquelles je découvre qu’en plus d’être laid, il est parfaitement idiot – mais passons, à ce stade, cela ne nous surprend plus. Puis, il apprend je ne sais trop comment que j’ai été tireuse de baguette. Et là, ce bon prince, qui se vante d’être un duelliste émérite, commence à plaisanter sur les compétences des membres du Ministère français, agrémentant le tout de remarques que je n’ai pas jugé bon relever mais qui me mettaient au comble de la joie tu l’imagines. Je fais bonne figure jusqu’au moment où il propose une démonstration, invitant ses plus proches amis à assister à ce qu’il appelle, avec une arrogance très mal placée, una lección necesaria – une leçon nécessaire.  Je crois qu’il disait ça pour me prévenir que ce serait humiliant.

Elle marque un temps d’arrêt, le regard se perd dans le vide alors que la fin de la cigarette est écrasée dans un cendrier.

– Et ça l’a été. Pour lui.

Le sourire adressé à Giacomo finit de confesser la cruauté sous-entendue dans ces quelques paroles. Inutile de faire le récit détaillé de l’affrontement, il n’y a pas de mots qui rendraient vraiment justice à sa hargne. Puis cette tâche s’efface sur le visage, tranquillité revient et douceur dans les traits, elle n’est plus mauvaise - seulement un peu mesquine.

– Il a passé les quatre derniers jours de ma visite enfermé dans ses appartements, prétextant quelque mauvais rhume.

Ce qui revient peut-être à lui donner raison sur la nature capricieuse des princes. Voilà qui ne va sans doute pas arranger ses affaires - faudra-t-il nécessairement composer avec tant de bêtise, ou viser plus bas ? Si cette idée l’agace, elle ne laisse rien paraître, continue de parler puisqu’enfin arrive la conclusion de cette triste affaire.

– Et puis, véritable miracle, voilà ce cher Íñigo empêtré au milieu d’un scandale sans précédent : on découvre qu’il doit des sommes énormes à divers créanciers par ses amants qui racontent le détail de ses frasques à la presse. Il rompt donc nos fiançailles cet été, et s’est retiré de la vie publique pour un moment…

C’est dit avec une voix où ne pointe aucune surprise ni aucune déception, comme si la fin de l’histoire avait été attendue, préparée. Ce n’est pas vraiment un aveu, car après elle n’a pas directement agi, mais c’est sans doute assez pour qu'un homme aussi fin que Giacomo saisisse le sous-entendu.

– Me voilà de retour à Paris, à nouveau à la recherche d’un époux, et ma fortune personnelle largement arrangée par la famille royale espagnole. Je crois que tu sais tout de cette escapade… Et toi donc, cette histoire de musicien ? Doit-on lui souhaiter un dénouement aussi tragique que celle de ce prince ?

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Les mots sont pensés, les effets préparés et les silences prévus. Il y a des choses qu’elle ne lui dira pas : ni le rôle de sa tante dans la finalité, ni combien les exigences de son père sont pressantes et qu’elles sont suspendues au dessus de sa tête comme des épées de Damoclès prêtes à trancher ses aspirations et espoirs si elle s’avérait décevante. Et décevante, elle l’aurait certainement été en repoussant l’espagnol : on ne refuse pas un mariage princier dans sa situation, même s’il s’annonce malheureux. On ne lui demande pas d'être heureuse en ménage, on lui demande de servir sa famille.

– Si les foudres de ton paternel s'approchent de loin de celles du mien... je comprends tes scrupules.

S’il savait… Ishaq n’est pas juste son père, c’est aussi son Duc - seigneur et protecteur - et l’enjeu n’est rien de moins que la Gascogne et sa place d’héritière… Elle se contente d’un vague geste de la main, qui confirme que les dites foudres sont bien terribles - et que ce ne soit pas la colère le plus terrible n’a pas besoin d’être précisé. Sa dévotion filiale n’a certainement rien de très amusant, et elle veut divertir son ami par son récit. À en juger par le rire clair qu’il laisse échapper à l’évocation du duel, elle y parvient.

– Il n'était pas assez humilié pour renoncer à son engagement ? Ou bien l'or dépensé pour son portrait flatteur avait-il laissé les caisses vides ? Il ne peut quand même pas être rapiat en plus d'être laid, idiot, mauvais danseur ... et j'oublie quelque chose ?

Un nuage passe dans les yeux noirs avant que le visage ne retrouve une tranquillité amusée et badine. Sous les traits de la mondaine, c’est une lassitude qui est passée. L’argent n’est qu’un prétexte ici, il l’était pour elle, et il devait l’être pour lui également. Quelle humiliation vaut la main de la future duchesse de Gascogne est une question vaste ? La question est vaste, mais pour l’accord négocié entre leurs deux familles, ils auraient accepté bien plus encore l’un comme l’autre. Lui, prince certes, mais le quatorzième dans l’ordre de succession, et le troisième fils de son père... Il était tout aussi contraint qu’elle. Elle n’aura pas pitié pour autant.

– Et bien, vaniteux déjà… Et selon certains de mes amis, libidineux et dépensier.

Parce que c’était cela, finalement, le vrai problème. Il aurait pu n’être qu’un crétin et lui déplaire oui, mais pas risquer de la compromettre, ni sa famille. Alors, la seule issue logique à cette histoire : la rupture. Et comme prévu, Giacomo comprend ce qu’elle ne peut formuler.

– Rappelle-moi de ne jamais te marcher sur les pieds au cours d'une danse, je pourrais m'en mordre les doigts.
– Tu es trop bon danseur pour risquer une telle maladresse.

Elle lui adresse un clin d’œil, puis, d’un geste, l'invite à répondre à la question qu'il a éveillée. Intriguée par l'un de ses commentaires, elle se fait à son tour attentive, scrutant son visage, espérant en lire les incarnations du récit qu’elle réclame. Et, fidèle à lui-même, Giacomo ne la déçoit pas dans sa théâtralité. C’est amusant : elle ne l’aurait pas cru capable de soupirer après un autre au point de laisser une rencontre hanter son esprit pendant des mois.

– Disons que les oiseaux chanteurs sont aussi volages, et que le mien a cru bon de m'abandonner en Corse il y a un peu plus d'un an. Je le pensais disparu pour de bon, mais je l'ai finalement retrouvé à mon retour en France. Les retrouvailles ont été un peu... mouvementées. Tu vois, si tragédie il devait y avoir, elle est déjà passée.

Il y a quelque chose de terriblement mystérieux dans ces sous-entendus, mais la curiosité de la demoiselle de Gascogne est déçue car déjà l’italien semble prêt à clore le sujet :

– Regarde-moi, incapable de suivre même mes propres conseils. Mieux vaut m'abandonner à ma poursuite de musicien, et ne pas trop compter sur moi pour quelque avis matrimonial.

Zuhra se penche vers lui, toujours souriante mais le regard étrangement sérieux.  

– Est-ce que j’ai l’air d’une personne prête à abandonner ses amis mon cher Giacomo ? Je connais des salons où chantent les plus beaux oiseaux, et dont on parle même à ceux qui ne viennent pas…

Qu’il garde ses secrets, si tel est son désir. Elle se contentera de ce qu’il lui a dit, ou attendra patiemment des morceaux de confidences qu’elle assemblera au fil du temps. Après tout, il possède des qualités bien trop précieuses pour qu’elle se vexe de ne pas avoir eu toute l’histoire.

– Et moi, je ne cherche pas de conseils matrimoniaux, j'en ai déjà bien assez à ignorer. Ce que je veux, par contre, c'est être remarquée.