Voulez-vous - Tatiana

Il serait cruel de se moquer de lui, de ses réactions et de ce regard qu'il lui lançait. Il serait encore plus cruel de le provoquer d'un autre bisou, voire de lui faire du pied sous la table... Juste de quoi créer chez le russe une réaction ingénue, sincère. Or Tatiana n'était pas cruelle, bien qu'elle soit par moment taquine. Alors elle s'efforça d'ignorer toutes ces tentations et de se concentrer sur le reste de leur discussion ; d'étancher sa curiosité et d'apprendre à mieux connaître son galant ainsi que ses relations. Quelles soient professionnelles ou pas.

Et qu'il était étrange d'entendre de sa bouche tant d'éloges pour des terres françaises, plus encore de le savoir si proche de deux familles nobles royalistes ! La question se posait donc : Alekseï était-il sincère lorsqu'il parlait d'amitié ou n'était-ce qu'un terme codifié, secret, pour définir des cibles du Parti ? Dans tous les cas, l'oiselle préféra jouer le jeu qu'il fut sincère ou pas, car elle n'aurait rien à y perdre. Silencieuse d'abord, elle se contenta de lui reremplir son verre d'eau, petit sourire amusé crocheté à ses lèvres soyeuses.

Un petit froncement de sourcils vint plisser son front quand elle tiqua sur un détail. Sa malédiction lui avait encore une fois avalé des souvenirs ! L'oiselle jura intérieurement, la mine froissée quand elle marmonna :

"- C'est vrai ça... D'où ai-je bien pu obtenir cette information ?"

Songeuse, elle pondéra sérieusement la question avant de sortir une fois de plus son petit carnet de notes. Elle feuilleta les pages à rebours, remontant le temps en même temps que les annotations. Elle s'arrêta au premier tiers des pages, sourire victorieux gagnant ses jolis yeux bleus alors qu'elle tapotait une série de lignes étroitement lovées les unes aux autres.

"- Là ! Juste ici. Je l'avais noté quand je l'ai lu dans les journaux, car ça me semblait faire grande sensation à l'époque de sa sortie." Expliqua-t-elle avec un petit sourire d'excuse. "Vous n'étiez pas encore arrivé en France, Alekseï. C'est pour ça que vous n'en avez pas entendu parler. D'ici à ce que vous preniez vos repères, la haute société s'en était déjà sûrement lassée et les rumeurs vous auront échappé, surtout avec les Fééries qui ont pris place cet été et l'arrivée de nouveaux potins."

Elle fit une petite moue, guère friande de ce genre de fascination qu'avait la noblesse oisive pour les scandales et les mouvements de modes, dédains et coups de cœurs tous plus capricieux les uns que les autres. Elle récita donc sa lecture d'une voix douce pour ne pas déranger les autres tables :

"- 31 Mars 1927 ; l'entreprise de sécurité navale Aegis voit le jour, possédée et dirigée par Arsène d'Apcher. Ce projet a pu prendre forme grâce à l'investissement et au partenariat d'Auguste Lestrange. Le rôle principal d'Aegis est à ce jour de protéger les navires de l'affréteur contre toute tentative de piraterie, mais leur domaine pourra bientôt s'étendre à d'autres clients."

Elle referma son carnet et le rangea précieusement.

"- Je ne saurais dire s'ils sont 'amis' mais en tout cas ils semblent se connaître et se faire mutuellement confiance. Peut-être n'ont-ils pas parlé de ce projet car il date et qu'il s'agit purement d'un aspect professionnel de leur vie ? Si vous êtes leur ami, je suis certaine qu'ils désirent aborder des sujets bien plus relaxés et distrayants en votre compagnie."

Était-il blessé, voire vexé, de ne pas être dans la "confidence" des deux autres ? Ce serait atrocement mignon si c'était le cas, mais elle en doutait. La froideur de son expression, l'acéré de son regard ; Alekseï avait revêtu temporairement l'étoile rouge de son Parti et comme un molosse flairant une piste, semblait ne pas vouloir en démordre. Alors l'oiselle prit son courage à deux mains et tendit la dextre par dessus la table pour venir refermer ses doigts graciles sur ceux de son galant.

"- Lors de la célébration de la Chasse, je compte sur vous pour m'offrir plusieurs danses et me rapporter une proie que je pourrais ensuite vous cuisiner, une fois que nous serons rentrés sur Paris."

Elle enchaîna, retrouvant son adorable sourire mutin ;

"- Et si vous aimez autant la campagne, nous pourrions voir pour organiser un weekend dans un chalet, qu'en dites-vous ? Les forêts d'Alsace ressemblent beaucoup à celles de Russie, je suis sûr que vous viendriez à les apprécier..."

Et Tatiana continua ainsi pour le tirer de ses moroses pensées (ou le croyait-elle), bavassant de tout et de rien de sa jolie voix, faisant la conversation pour deux s'il y en avait besoin. Elle avait appris à ne plus prendre les silences d'Alekseï pour du désintérêt, mais juste pour qui il était ; un homme réservé et pensif, avare dans ses mots, mais pas dans ses gestes et ses actes. Alors elle combla ainsi une partie de la soirée, gardant près d'elle le précieux paquet et la promesse qu'il contenait.