[TERMINÉ] Voulez-vous - Tatiana

Son cœur battait la chamade alors que des papillons virevoltaient dans son estomac et qu'elle avait des fourmillements à l'extrémité de ses doigts. Ce soir était leur premier rendez-vous "officiel". L'occasion de se courtiser sans risquer d'être jugé ou critiqué. Ils avaient la bénédiction de sa mère adoptive et les encouragements de ses frères et sœurs. Et même la pluie glacée qui tombait dehors ne pouvait entamer l'humeur rayonnante de l'oiselle alors qu'elle finissait les dernières retouches de son maquillage. Le sourire qui ne cessait d'éclore à ses lèvres n'aidant pas à son affaire tant elle devait se reprendre pour finir d'appliquer son mascara.

Comment ne pas être heureuse ? Son galant était un homme bien éduqué avec une situation financière stable, de ce qu'elle en savait. Il l'avait vu au pire et n'avait ni froncé le nez, ni détourné le regard de sa misère. Au contraire, c'était une main aidante qu'il avait tendu vers elle et c'était une épaule solide qu'il lui proposait depuis. Mais elle avait bien vu les regards qu'on lui lançait parfois. Les murmures quand ils étaient vus tous les deux côte à côte. Crainte et désapprobation. Mais pourquoi refuserait-elle d'être courtisée par un tel gentilhomme ?! Parce qu'il fleurait le sang et la poudre à canon ? Parce qu'il était étranger et communiste ?

Tatiana n'en avait que faire, et elle préférait largement un soldat aux mains souillées pour sa patrie qu'un simple voyou rendu meurtrier par désir du gain ou simple névrose ! Alekseï avait au moins des valeurs à défendre et un pays à protéger. Il avait un code de conduite, même si elle n'en connaissait pas toutes les règles. Et plus encore : il n'avait pas cherché à l'enchaîner ou à la rabaisser dans son rôle de "femme". Il était protecteur et un peu (beaucoup) possessif, voire jaloux, mais il avait toujours fait l'effort de l'écouter et pouvait être, jusqu'à présent, raisonnable si on lui présentait les bons arguments.

Du moins, c'était ce qu'elle se plaisait à croire sur la base de ses observations. Ayant terminé son maquillage, elle enfila son béret et son manteau, pressa deux fois la poire de son flacon de parfum à hauteur de gorge, enroula son écharpe et attrapa finalement son parapluie. Un sortilège d'Impervius protégea ses souliers des intempéries et Tatiana fut dehors en un rien de temps. Elle ne voulait pas être en retard, même si l'une de ses sœurs l'y avait encouragé. Ce genre de minauderies ne lui ressemblait pas et Alekseï ne méritait certainement pas d'attendre par un temps pareil !

Elle leur avait donné rendez-vous à Montmartre, car si l'on ignorait les néons flamboyants du Moulin Rouge plus haut dans l'avenue, c'était considéré comme le lieu le plus romantique de tout Paris. Il y avait de nombreux restaurants, jardins et cabarets où les couples pouvaient se mêler à la foule sans craindre d'attirer le regard. Certes avec un temps de chien pareil, il y avait moins de monde dans les rues et les bars n'en étaient que plus bondés, mais Tatiana avait bon espoir qu'ils se trouvent un lieu tranquille et puissent passer une agréable soirée. La première de nombreuses autres, espérait-elle.

Lorsqu'elle approcha de l'adresse, l'oiselle n'eut aucune difficulté à reconnaître son galant. Grand et austère, presque sinistre dans son immobilité et son sérieux. Elle dû se mordre la langue pour ne pas rire, arrêtée à quelques pas. Un couple de jeunes amoureux venaient de changer de trottoir quand ils le remarquèrent et son cœur se serra d'un regain de tendresse pour son grand russe incompris. Finalement, Tatiana vint couvrir les derniers mètres les séparant. Elle apparu dans la grisaille comme un petit rayon de soleil car son parapluie d'un bleu royal avait l'intérieur coloré de tout un patchwork de tissus aux couleurs chaudes.

Jaune et orange se disputaient la part belle alors que des touches de rouge et de mauve chatoyaient dans des rubans de soie épars. C'était comme si la jeune femme avait capturé un coin du ciel d'été et le portait maintenant au dessus de sa tête. Même sa tenue, bien que chaudement équipée, portait des couleurs qui se voulaient fraîches, à l'image de son teint de pêche aux nombreuses tâches de rousseurs. Un grand manteau bleu possédait un col de fine fourrure fauve et beige, une écharpe de laine était délicatement nouée à sa gorge et poussé dans le col pour imperméabiliser du froid sa gorge délicate.

Sachant parfaitement qu'Alekseï préférait des tenues simples et "sages", Tatiana avait pris soin de porter des collants de laine ainsi qu'une robe qui tombait jusqu'à ses mollets. Ses cheveux étaient noués en un chignon bas, cachant la courbe de sa nuque et quelques mèches formaient des boucles disciplinées sur ses tempes et son front. Son maquillage, tout comme le reste de sa tenue, était dans la même continuité ; rouge à lèvre abricot, fard à paupière léger (tout juste un scintillement mordoré) pour contrebalancer un mascara plutôt sombre et un blush rosé complimentait le tout.

"- Bonsoir, Alekseï."

Elle était devant lui, mains jointes sur la poignée de son parapluie, manche posé sur son épaule et baleine déployées pour l'abriter de la pluie froide. Ses grands yeux doux le fixaient avec une tendresse sincère, lèvres entrouvertes sur un sourire encore timide maintenant qu'elle se retrouvait face à lui. Qu'elle était la cible de ce regard aux reflets de prédateurs. Un petit frisson secoua son échine, comme à chaque fois qu'elle le rencontrait après une longue période de séparation. La proie se rétractait instinctivement, sans qu'elle ne sache pourquoi. Ou plutôt sans qu'elle ne désire en connaître la raison.

"- Un parapluie sert à protéger son possesseur, vous savez. Vous n'en avez jamais utilisé dans l'Union ?" Taquina-t-elle pour chasser sa timidité. "Regardez-vous ! Vous êtes trempés... Et si vous tombez malade ? Je serais obligé de venir jouer les infirmières jusqu'à vous remettre sur pieds."

Elle essaya de faire sonner sa phrase comme une menace, mais l'idée de s'occuper d'Alekseï seule dans sa garçonnière lui arracha une soudaine carnation sur les pommettes et elle détourna les yeux, légèrement farouche. Par Merlin ! Pourquoi s'affichait-elle de façon si empruntée ? Tatiana lui coula un regard en coin, au couvert de ses longs cils veloutés.

"- ... Dites-moi que je ne vous ai pas fait attendre trop longtemps sous cette pluie." Lâcha-t-elle d'un ton inquiet. Elle s'en voudrait si c'était le cas.

La taquinerie camouflée sous une menace creuse vint la prendre au dépourvu. Jamais elle n'aurait cru Alekseï capable de tel stratagème pour exprimer ses sentiments à son égard. Une preuve de subtilité et de 'flirt' qui changeait tellement de son approche habituelle que la circassienne se retrouva un moment sans voix. Puis une première teinte de rougeur gagna délicieusement ses pommettes et Tatiana se mordit doucement la lèvre inférieure, s'imaginant beaucoup trop de choses pour rester impassible !

Elle se voyait chez le bolchévik avec un tablier noué à sa taille gracile, cuisinant un délicieux bouillon de poulet pour son grand malade. Elle se voyait le faire manger à la cuillère, assise sur le bord de son lit. Elle se voyait aussi essuyer à la serviette la sueur de son front, mais aussi de sa gorge et de bien plus bas dans ses vêtements... Poof ! Tatiana venait de gagner trois teintes de rouge. Elle cligna des yeux et s'ébroua mentalement pour chasser toutes ces bulles rêveuses impropres à la situation présente. "Mais reprends-toi bon sang !" se fustigea la jeune femme.

Avec l'excuse de remettre une mèche de cheveux en place sous son béret, elle grappilla quelques secondes pour retrouver son calme. Quand elle reprit, ce fut d'une voix qui se voulait douce pour camoufler l'audace presque insolente de sa réponse :

"- ... Vous réaliseriez alors très vite qu'il n'y a nul besoin de feindre une quelconque maladie pour me garder plus longtemps à vos côtés." Elle papillonna de ses longs cils, rendue de nouveau timide. "Il vous suffit de demander, Alekseï."

L'oiselle dû se mordre l'intérieur d'une joue pour ne pas détourner le regard. Elle confronta alors celui de son galant, essayant de transmettre depuis les grands lacs de ses iris toute la sincérité de ses intentions au travers de cet aveux. Alekseï était d'excellente compagnie et ils s'entendaient relativement bien sans avoir à se trouver des excuses pour se voir ! Son palpitant battait si fort en l'instant, qu'elle craignit que le bolchévik ne l'entende au travers du rideau de pluie. Heureusement, ce n'était pas possible à moins d'avoir des sens inhumains.

Tatiana détourna finalement les yeux, petit sourire pudique aux lèvres. Comment soutenir le regard d'Alekseï lorsque ce dernier semble si penaud et maladroit à lui avouer que le parapluie était pour elle ? Elle avait envie de lui entourer le cou de ses bras et de l'embrasser. Cet homme était décidément trop adorable dans ses attentions à son égard ! Comment pouvait-on être si délicat avec un corps forgé pour la guerre et les froids hivers russes ?

En le voyant ouvrir son parapluie, elle pondéra et puisqu'elle ne pouvait décemment pas l'embrasser lors de leur premier rendez-vous, elle céda à une autre de ses originalités. D'un ton assuré, comme si ses mots étaient l'évidence même, elle assena en toute confiance :

"- Alors disons que je réservai ce parapluie pour vous et qu'il nous faut maintenant échanger nos cadeaux. Nous ne voudrions pas être mal élevés maintenant, n'est-ce pas !"

Profitant de l'effet de "surprise", l'oiselle échangea leur parapluie avec l'adresse d'une jongleuse émérite (ce qu'elle était, merci le Cirque). Alekseï se retrouva donc à l’abri sous un patchwork de tissus colorés -ce qui jurait probablement avec son apparence austère- tandis que Tatiana nageait quant à elle sous un parapluie masculin bien trop grand. Mais la jeune femme n'en avait que faire, car son sourire satisfait et cette petite pointe de fierté dans la façon qu'elle avait de pointer le menton vers le haut en disaient long sur son humeur générale.

Sans un commentaire de plus, Tatiana glissa son bras sous celui qu'on lui offrait et se mit en marche. Son pas était léger, à l'image de son moral après ces premiers échanges avec son galant. Cette soirée s'annonçait délicieuse ! Ce fut d'ailleurs rapidement confirmé par le choix du lieux d'Alekseï et l'oiselle lui coula un regard approbateur. Décidément, il savait complimenter au bon moment. Elle lui offrit donc un beau sourire et pressa doucement le bras du soldat de sa main délicate, ses yeux s'échauffant d'affection silencieuse.

"- C'est gentil de dire ça, mais je sais qu'il me reste encore une longue route avant de pouvoir me considérer comme chanteuse professionnelle." Tatiana fit attention à contourner une flaque sur leur chemin et se retrouva un instant pressée contre le russe, le trottoir étant trop étroit pour qu'ils puissent réellement passer à deux de front. "J'ai hâte d'entendre la voix de cette chanteuse ! Je suis certaine d'apprendre beaucoup d'elle. Merci d'avance pour cette soirée, Alekseï. Elle me plaît déjà énormément !"

Un léger silence alors qu'ils engloutissaient les mètres sous une pluie battante. Les sons étouffés, le bruissement de l'eau dans les gouttières et les éclaboussures fugaces des pneus dans les flaques : Tatiana se régalait de ce genre d'ambiance.

"- Comment s'est passé le travail depuis notre dernière rencontre ? Vous sembliez plongé dans vos pensées avant que je n'arrive. Presque préoccupé, même." Un long regard de velours teinté d'inquiétude ingénue. "J'espère qu'ils ne vous travaillent pas jusqu'à l'os au Ministère ! Ni que l'on vous tient à l'écart dû à vos origines..."

C'est ce qu'elle adorait tant chez lui ; cette maladresse des sentiments. Cette gaucherie dans leur mise en expression, enrobée de l'ardeur d'un élève studieux et borné dans sa volonté de bien faire. Alors elle ne pouvait s'empêcher de sourire et se retenait tout juste de tendre une main pour prendre la sienne. A la place, l'oiselle referma plus étroitement ses délicates phalanges à la poignée de son parapluie. Ils avaient le temps. Pourquoi pas après le repas ? Ils pourraient marcher dans les rues, sans se soucier du monde, à partager la chaleur de l'autre d'une simple étreinte des doigts.

"- Seulement parce que vous acceptez de jouer le jeu..." Roucoula-t-elle du tac au tac, lui lançant par la même un petit clin d’œil complice.

Que personne ne se leurre : elle l'avait vu avec ses expressions aussi rigides et froides que les congères de sa patrie natale et ce, dès qu'elle n'était pas dans son champ de vision ! Alekseï fondait à ses côtés uniquement parce qu'il se l'accordait, parce qu'il voyait en elle quelque chose de spécial. La flatterie d'une telle vérité collait toujours aux joues de Tatiana une certaine carnation, il ne fallait pas se mentir.

"- Oh mais loin de moi l'idée de me plaindre ! Au contraire. J'aime vous voir ainsi, Alekseï. Prêt à braver le regard des autres, la colère des circassiens, une entrevue avec ma mère adoptive et même de la pluie-neigeuse pour notre premier rendez-vous..."

Un léger rire lui échappa après avoir lister tout ça d'un ton aussi léger que s'il s'agissait d'un contenu de courses domestiques. Et alors que son épaule pressait le flanc de son galant, sous le parfum du bitume mouillé, de la pluie et de l'humus engorgé depuis les rares parterres de fleurs qui dominaient les fenêtres du premier, il y avait les notes plus douces et sucrées de l'oiselle. C'étaient des fragrances un peu plus boisées et épicées, propices au temps froid.

Gourmand, son parfum avait pour cœur du bois de santal et se brodait autour de l'orange confite, du miel de rose et pour finir une note de fève de tonka. Un parfum plus luxueux que celui dont elle avait usuellement l'habitude de porter, un parfum spécialement acheté pour l'occasion avec la bénédiction de sa mère adoptive. Et les sens du loup pouvaient deviner que les zones parfumées étaient le creux de ses poignets délicats, le triangle de peau douce sous l'oreille ainsi qu'au creux sensuel de sa clavicule.

Habile dans l'évasion des flaques qui s'accumulaient entre les pavés parfois un peu déchaussés, utilisant sans vergogne l'appui solide qu'Alekseï se révélait être, tout en hauteur et en muscles, elle l'écouta avec attention et ne pu s'empêcher de grimacer légèrement à la mention des Romanov et, par conséquence, du monceau de retard que son galant se devait d'éponger à cause de l'inaptitude d'un autre. Elle soupira et fit doucement tourner le grand parapluie sombre, laissant les gouttes virevolter derrière eux, sans les éclabousser.

"- Il y a un proverbe pour ça en France : la semaine du travailleur a sept jours, la semaine du paresseux a sept demains." Assena-t-elle avec sècheresse, proprement ulcérée d'apprendre tout cela.

Puis elle se souvint de quelque chose qu'elle avait lu chez le coiffeur l'autre jour. Prudente, Tatiana leva un regard de biche vers son galant pour jauger de son humeur qui, sans grande surprise, lui semblait bien terne en comparaison de tout à l'heure. Outre son travail en retard, il y avait les soirées mondaines et professionnelles qui devaient le taxer énormément, autant physiquement que moralement. Alors elle décida de se lancer à l'eau et pressa doucement une main à son bras. Un geste affectueux, mais encore bien chaste.

"- Rassurez-vous, la saison mondaine est terminée en France depuis une bonne douzaine, vous n'aurez plus qu'à vous préoccuper des rendez-vous officiels entre gens du Ministère." Elle laissa légèrement traîner, voyant déjà le restaurant de l'autre côté de la rue. Attendant que la circulation ne se calme pour leur permettre de traverser sans avoir à presser le pas, elle reprit : "J'ai lu dans un magasine de ménagère, quelque part, qu'il était très... à la mode pour de jeunes couples de partager du temps ensemble sur les pauses de midi si l'un ne travail pas trop loin de l'autre." Un autre regard, pour prendre la température. "Mais considérant vos heures acharnées, je me disais... Si vous le souhaitez, que je pourrais vous apporter certains midi un petit quelque chose que j'aurais préparé spécialement pour... vous ?"

Elle sentit ses joues chauffer et n'osa le regarder alors qu'elle plongeait le bout de son nez dans les plis chauds de son écharpe. De ses doigts délicats, elle faisait doucement tourner le parapluie sur son épaule et, rendue farouche et timide par sa proposition, elle tapotait maintenant du bout de son soulier un pavé branlant à l'angle du trottoir.

Elle l'observa en silence, dans un premier temps. Pondérant si ses mots -les intentions qu'ils portaient- étaient du lard ou du cochon. Était-il vraiment un gentilhomme à s'inquiéter de ses dépenses ou essayait-il d'être paternaliste ? Mais le sourire qu'il arborait lui semblait sincère et elle décida donc de mettre ça sur le compte de sa maladresse. De ne pas se vexer, comme elle avait si facilement coutume de le faire. A la place, elle lui tapota le bras et lui rendit son sourire.

"- C'est parce qu'il s'agit de mon argent et qu'il est durement gagné qu'il me ferait tant plaisir de le dépenser pour vous, Alekseï."

Répondit-elle avec une petite œillade aussi adorable que gênée. Ou bien était-elle adorable justement parce qu'elle était embarrassée ? Et puis elle avait ce sourire à faire plisser son nez et courber ses jolis yeux bleus. Un sourire qui froissa ses tâches de rousseurs et créa au creux de ses joues une petite fossette.

"- Mais j'entends vos arguments ! Et puisque je ne veux pas faire de vous un goujat, alors nous n'aurons qu'à mettre un petit pot de verre à l'angle de votre bureau. Chaque jour, après le dîner, nous le remplirons des restes de monnaie et ainsi, à la fin du mois, nous aurons de quoi nous offrir un vrai restaurant. Car pensez-vous ! Je ne suis pas une grande cuisinière et bien assez tôt, vous aurez envie d'une bonne cuisine comme de celle qui se déguste ce soir."

Et puis, ça leur donnerait une excuse pour se voir en privé. Une raison de s'habiller et de se donner rendez-vous en dehors des horaires de travail. De faire comme s'ils ne s'étaient pas vus de toute la semaine, prétendre qu'ils se retrouvaient après une longue absence ! Oh, l'idée lui plaisait énormément. C'était la promesse aussi qu'ils se reverraient forcément pour le mois à venir. L'anticipation du rendez-vous à mesure qu'il approchait, de cette petite date entourée au feutre rouge sur le calendrier.

Voyant une percée dans le rideaux d'automobiles, Tatiana fit légèrement signe à son galant pour qu'ils traversent.

"- Et bien sachez que je fais de très bons sandwichs froids avec du bœuf pastrami accompagné d'une moutarde au miel, crudités et du conté en tranches. Une recette qu'un trapéziste américain m'a légué et que j'ai retravaillé à la française." Elle sautilla au dessus d'une petite flaque, étalée au milieu de la chaussée. Cela ne l'empêcha pas de poursuivre, totalement enjouée : "Mais je pourrais toujours apporter de la soupe, qui est plus de saison, avec des croutons maisons ou encore des tartines de jambons grillés ! Que diriez-vous aussi d'un bourguignon ? Ce qui est si bien avec la magie, c'est qu'il ne suffit que d'un sortilège pour tout garder au chaud~"

Elle gazouillait de sa voix légère et parfaitement modulée, l'oiselle. C'est qu'elle était heureuse d'avoir trouvé une activité de "couple", mais plus encore que son austère compagnon bolchévik s'y projette. Qu'il s'en satisfasse. Elle ne continua pas, car ils étaient arrivés au restaurant. Elle le laissa mener la barque, puisqu'il était l'homme et qu'il avait arrangé les réservations. A la place, elle s'occupa des parapluies qu'elle secoua dehors, plia et rangea dans le sceau prévu à cet effet, dans l'entrée.

Elle observa la décoration et s’imprégna rapidement de l'ambiance alors qu'elle se faisait installer à leur table. L'oiselle sembla se détendre, familière de ce genre de cabaret et clairement appréciatrice du choix "populaire" de son compagnon. Si elle avait besoin d'aller dans des restaurants où elle devait surveiller jusqu'au rythme de ses souffles, elle avait Auguste. Ce soir, elle pourrait rire et parler fort avec Alekseï si elle le désirait, elle pourrait aussi aller danser et revenir essoufflée, légèrement décoiffée, sans que personne ne la juge pour ça.

"- J'adore le choix du restaurant ! Merci beaucoup." Lui souffla-t-elle en tendant une main par dessus la petite table pour venir lui prendre la main quelques secondes.

Puis elle retira sa main pour saisir la carte et lire le menu. Ses yeux sautaient d'une ligne à l'autre, son appétit se formant à la lecture des propositions toutes plus alléchantes les unes que les autres.

"- Dites-moi, quel est le nom de votre ami. Celui qui vous a pris sous son aile, je précise." Elle lui lança un petit coup d'oeil par dessus l'écran de son menu cartonné. "Je vais finir par le rencontrer, à force de côtoyer les cercles privés de mon mécène, alors autant que je sache son identité. J'aimerai le remercier et être bienveillante avec lui, pour ne pas vous mettre dans une drôle de situation."

Le nom tomba comme une brique sur la surface paisible de leur soirée, manquant de faire hoqueter l'oiselle qui, par un quelconque miracle, se retint de justesse. Elle parvint à conserver une expression neutre, dissimulant à moitié son minois derrière le grand carton de son menu. La confusion brouilla un instant sa vue et elle fit mine de relire quelques uns des plats qui l'intéressaient le plus, feignant de ne pas savoir faire un choix. Et pendant que son galant lui expliquait exactement comment il en était venu à fréquenter le Lestrange, elle-même débattait intérieurement si elle devait le mettre (ou pas) au courant de sa propre relation avec Auguste.

Leur contrat était tout récent, c'est à peine si l'encre avait fini de sécher et il y avait encore tant de préparatifs à régler, que son mécène lui avait demandé de garder le secret sur leur nouvelle collaboration. Non pas qu'il eut honte d'elle, mais avec les tensions qu'ils essayaient d'apaiser avec le Cirque et le fait qu'Auguste n'ait encore jamais tenté un mécénat ; autant dire qu'une presse indésirable pourrait rapidement faire les choux gras de leur situation ! Auguste était toujours bachelor, il y avait cette rumeur avec la princesse héritière et elle n'était qu'une harangueuse de cirque et assistante de magicien qui montrait trop de peau à trop de monde... Alors oui, elle préféra tenir sa langue.

Un détail la fit tiquer ; Alekseï n'utilisait pas le même nom de famille dans ses relations professionnelles que personnelles. Elle allait peut-être devoir se l'écrire quelque part au risque de l'oublier prochainement. Sa perte de mémoire n'était pas toujours associée à de vieux souvenirs, malheureusement. Si seulement il y avait une notice d'emploi livrée avec sa malédiction ! Mais ce serait certainement trop simple dans ce cas... Fichue sorcellerie ! Il ne lui restait qu'à minimiser les dommages en lisant des tas de livres tout en noircissant ses propres cahiers pour ne rien oublier d'important. Ou presque.

"- Les deux noms vous vont bien. Celui de votre mère est plus doux à l'oreille française, c'est vrai." Commenta-t-elle avec un léger sourire. "Merci de m'avoir offert votre véritable nom dans ce cas. J'essaierai d'en prendre soin, Alekseï."

Elle reprit après avoir posé son menu, enfin décidée sur ce qu'elle voulait manger ; un blanc de poulet rôti avec un risotto de champignons au vin blanc et quelques légumes en julienne.

"- Auguste Lestrange donc ? J'espère que votre âme aussi brillante que l'étoile rouge à cinq branche du Parti sera bien accroché. De ce que j'ai pu en lire, cette famille est excessivement riche et ne le cache pas, contrairement aux D'Adhémar qui conservent une modestie pleine de piété. Soyez prévenus !" Taquina-t-elle sans méchanceté, comme à son accoutumée. "Mais plus sérieusement, je suis réellement heureuse pour vous. Il semble que vous l'appréciez beaucoup et l'estimez tout autant."

Lorsque le serveur approcha, elle laissa Alekseï commencer, puis passa sa commande et demanda pour sa part à avoir de l'eau minérale pétillante. Elle attendit qu'il reparte après avoir laissé à leur table quelques petites choses à grignoter en attendant que le plat principal n'arrive. Bercée dans l'ambiance tamisée du restaurant et des conversations conduites à voix basses tout autour d'eux, Tatiana reprit après un moment :

"- Nous approchons d'une fête très importante en France sorcière, le saviez-vous ? Il s'agit d'une semaine complète, au début de Novembre et qui se nomme Samhain. Aux quatre coins de la France, il va y avoir des célébrations tantôt pour appeler nos défunts à partager un repas avec nous, tantôt à repousser des esprits malins... Parfois il s'agit d'offrir à une région le plus de soleil possible pour le printemps prochains, ailleurs il faut chasser un cerf blanc pour de la prospérité et encore ailleurs c'est un long et parfois périlleux pèlerinage sur son deuil. Puis tout se rassemble à Paris, ou presque, pour l'ultime célébration où de grands feux seront allumés."

Elle lui fit un sourire.

"- Et je me disais... Si vous ne rentrez pas en Russie pour fêter cela avec vos proches, que nous pourrions peut-être danser autour de ces feux ? Ensemble..." Précisa-t-elle, ne voulant laisser aucune marge à un malentendu. Les joues légèrement rosies, son audace de jeune parisienne se fracassait de nouveau sur les hautes falaises soviétique d'Alekseï. Elle prenait les devants, encore, avec ce léger sourire aux lèvres et cet espoir à peine muselé au fond de ses grands yeux bleus. "Si danser ne vous convient pas, il y a aussi des buffets et d'autres activités possibles." Argumenta-t-elle en cédant à son cœur qui battait la chamade d'anticipation et de craintes à se faire refuser.

Petit à petit, elle en apprenait davantage sur Alekseï. Des pièces d'un vaste puzzle qui semblaient parfois ne pas faire sens quand elles étaient prises sans contexte, mais qui une fois rassemblées à d'autres anecdotes, commençaient lentement à tisser le tableau de toute une vie. Il était dommage que sa mémoire morcelée par la malédiction ne lui permette pas de se souvenir de tout et que de nombreux indices et détails lui échappaient inéluctablement. Parfois, Tatiana avait l'impression que son esprit était rempli de sable blanc et que plus elle serrait la main dessus pour essayer de le contenir et plus les grains de sa mémoire filaient entre ses doigts.

Fatalisme dont elle s'était habituée en grandissant, elle dû apprendre très tôt à palier à son état. Alors elle fouilla dans son sac à main et attrapa un petit carnet auquel était rattaché un crayon de papier à l'aide d'un élastique. Elle gribouilla sur une page déjà entamée de quelques notes, pour ne pas oublier ce qu'il venait de se dire. Minutieuses, les mots étaient rédigés dans un argot de français et de russe pour assurer un minimum d'intimité si jamais le carnet tombait entre de mauvaises mains. Quand elle eut terminé, elle referma le carnet et le rangea. Son expression, devenue sérieuse lors de l'exercice, retrouva toute sa douceur et sa candeur quand Tatiana releva les yeux sur son galant.

C'était le genre d'effet qu'il lui faisait. Sa haute stature et son austérité la rassuraient, la fièvre dans ses yeux froids l'amadouait et elle lui fit instinctivement un sourire. Elle aimait à entendre ses louages pour Auguste, son mécène étant quelqu'un qu'elle chérissait de plus en plus et qu'elle respectait énormément ; savoir que les deux hommes de sa vie s'entendaient si bien était un véritable bonheur pour elle ! Il ne restait qu'à attendre patiemment qu'ils apprennent l'un et l'autre le lien étrange qui les unissait tous les trois et tout irait pour le mieux. Le fil rouge du Destin avait vraiment une drôle de façon de se nouer parfois... Mais l'oiselle n'allait pas s'en plaindre vu combien cela l'arrangeait ! Et en parlant de fil, elle perdit celui de ses pensées dès l'instant où Alekseï prononça son prénom.

Ce fut ensuite une montagne d'émotions entre l'excitation de le voir favorable à son invitation, pour ensuite subir la déception du rejet. L'oiselle baissa les yeux sur les petits bols à grignotes et se mordilla la lèvre inférieure sans trouver le coeur d'avaler quoi que ce soit. Sa mélancolie fut toutefois de courte durée et l'invitation de son galant lui fit si vivement relever la tête, qu'elle cru entendre ses vertèbres protester ! Une délicate rougeur gagna ses joues quand elle réalisa son impair et elle étouffa un rire embarrassé contre le bord de son verre d'eau, essayant de retrouver contenance avec une gorgée salvatrice. Les bulles pétillèrent à son nez et elle prit quelques secondes de plus pour tamponner ses lèvres.

"- Si vous le présentez comme ça, comment pourrais-je refuser ?" Elle le couva d'un regard plein de tendresse et d'un petit quelque chose de plus. Tatiana reprit d'une voix douce : "Je serais honorée d'être à votre bras pour cette célébration."

Mais le nom de ce baron lui disait quelque chose. Où l'avait-elle déjà entendu ? Impossible de se le rappeler et elle ne voulait pas fouiller son carnet de notes, ce qui serait atrocement rude pour son interlocuteur. Elle n'aurait qu'à regarder plus tard, au confort de sa roulotte. Pour l'heure, toutes ces émotions lui avaient ouvert l'appétit ! Elle prit enfin une tranche de pain et un peu de mousse de canard qu'elle tartina avec parcimonie, ne voulant pas se remplir l'estomac avant que son repas ne lui soit servit.

"- Quelle est la date exacte de cette soirée ? Vous m'excuserez si je suis absente ces prochains jours, je vais devoir courir partout pour trouver une robe et des accessoires à temps." Petite réprimande pour l'homme qui prévenait très tardivement de l'invitation. Mais surtout, un moyen de cacher sa légère fébrilité. "Quel sera le thème ? Le savez-vous déjà grâce à vos liens avec Monsieur le Baron ?"

Et décidément, ce nom ! Elle allait devoir s'éduquer dès que possible si elle voulait pouvoir se joindre aux conversations qui prendraient lieux lors de cette fameuse soirée. Il était hors de question qu'elle n'embarrasse Alekseï en passant pour une cruche inéduquée, tout juste bonne à faire jolie à son bras. Et encore ; il y avait de ces femmes bien plus belles et élégantes qu'elle.

"- Que diriez-vous d'ajuster nos tenues ? Je sais que c'est encore très à la mode pour..." Elle se sentit rougir et ajouta un peu plus bas et en papillonnant des cils :  "- ... pour les couples."

Le 06 Novembre ? Et bien... La date était horriblement proche, comme elle le craignait ! Son petit froncement de sourcils gagna l'arrête de son nez qui se plissa dans une moue de plus en plus sérieuse et contrariée. Comment allait-elle trouver une robe à la hauteur de cette réception dans un délais aussi court ? Heureusement pour elle, son galant semblait avoir décidément tout anticipé. L'oiselle observa la boîte avec une exquise expression de surprise qui se mua en excitation, puis en émerveillement lorsqu'elle ouvrit le volumineux sachet. Dedans, elle découvrit une somptueuse robe rouge en mousseline et une superbe fourrure de renard qui faisait le col et les manches d'un manteau de la même couleur.

Des couleurs de feu.
Des couleurs communistes.

Tatiana ne pu s'empêcher de glousser, à la fois charmée et un brin dépitée par l'obsession de son russe envers cette politique prolétaire. Mais elle l'adorait tout pareil, malgré son avis tranché qui, au fond, lui importait peu et faisait même partie de son charme. Et avec pragmatisme, la couleur allait parfaitement bien avec son teint pâle et ses cheveux noirs ! Aurait-elle eu les yeux verts que la combinaison aurait été par-fai-te. Alors elle savoura la texture de la fourrure soyeuse, s'émerveillant d'y voir disparaître toute sa main tant le pelage était dense et long. Et voilà qu'Alekseï disait à haute voix ce qu'elle pensait tout bas. Elle le regarda, agréablement surprise de leurs pensées synchrones, puis pouffa d'un rire tendre et comblé. Si elle avait encore des doutes sur les chances qu'elle avait à posséder tel galant, ils venaient de disparaître en quelques mots.

"- Je pensais exactement la même chose, vous savez."

Elle referma avec mille précautions le sachet et noua les rubans pour s'assurer que rien ne s'échappe au papier kraft qui, de sa couleur sombre et élégante, avait été huilé pour être imperméable en plus de posséder à la lumière des lampes, un joli reflet moiré.

"- Je ne changerai de tenue pour rien au monde, Alekseï. Cette robe m'est plus précieuse que toutes celles que l'on pourrait vouloir m'offrir en échange."

Ses joues étaient rosées de joie, mais aussi d'un brin d'embarras quand elle souffla en baissant les yeux, soudain timide et un brin farouche :

"- Vous l'avez choisi en pensant à moi... A nous. Et cela vaut tout l'or du monde à mes yeux."

Par Merlin que c'était mièvre !!! Tatiana sentit ses joues chauffer davantage et elle posa une main sur l'une d'entre elle pour en tester la température, embarrassée au possible. Aussi, après une brève hésitation, elle se leva de son siège et contourna leur table pour venir du côté d'Alekseï. Elle se pencha vers lui, une main posée sur le dossier de sa chaise, l'autre sur sa main calleuse dont elle serra tendrement les doigts des siens. Et leur nez se frôlaient presque lorsqu'ils furent plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.

Mais elle décida ,à la toute dernière seconde, de dévier sa trajectoire pour déposer, sur la joue fraîchement rasée de son russe, un doux et tendre baiser. L'oiselle veilla à ne pas y laisser de traces de rouge à lèvres, léger sourire mutin dans ses grands yeux bleus à la simple idée de l'avoir tétanisé sur sa chaise. Quel choc des cultures ! Mais personne, dans la salle de restauration, ne sembla s'offusquer de son geste. A peine leur décrochait-on quelques œillades appréciatives ou froncements de sourcils intrigués. Après tout, qui viendrait les critiquer ouvertement ?

"- Ceci est pour l'invitation." Roucoula-t-elle à son oreille. Elle tourna la tête pour déposer un autre bisou, sur sa joue encore défaite de son contact papillon :  "Et ceci, c'est pour la robe." Or cette fois, le baiser dura une seconde de plus que le précédent et sembla plus proche de la bouche d'Alekseï, presque à sa commissure.

Quand elle se redressa, le nez du russe chatouillait de son parfum de lessive aux fleurs blanches, du savon sur sa peau et de celle, plus subtile, de neige et de tabac blond, provenant de son animagi. Elle leva une main pour essuyer du pouce une infime trace de rouge à lèvres qui, malgré ses efforts, avait marqué la peau pâle de son galant. Tatiana le couva d'un long regard avant de retourner à sa place, sentant la pointe de ses oreilles et sa nuque brûler d'un plaisir et d'un embarras mêlés qu'elle n'osait pas montrer. Cela déferait tout le but de sa bravade.

Il y avait, dans la retenue constante d'Alekseï, quelque chose qui l'incitait à venir le titiller et tester ses limites. Voir jusqu'où elle pourrait aller avant de se faire mordre. L'imagerie était surprenante, voire carrément sinistre, mais l'oiselle ne pouvait se peindre autre chose ; comme si son instinct lui soufflait qu'il y avait sous le vernis bolshévik, quelque chose de bien plus sombre et de torturé. De sauvage. Mais à voir la tendresse avec laquelle Alekseï l'observait et la délicatesse avec laquelle il la traitait ? Elle avait la ferme conviction que tout irait bien.

"- Comment avez-vous connu ce Baron ? Et quelles affaires entretenez-vous avec lui ? Est-ce un ami commun avec Monsieur Lestrange ?" Curieuse, elle préféra changer le sujet avant d'être si embarrassée qu'elle creuserait son propre terrier pour s'y cacher. "Une affaire avec des accords commerciaux, politiques ou bien pour des raisons personnelles ?"

Elle réalisa à rebours que sa curiosité pouvait être mal reçue.

"- Enfin, si vous êtes libre d'en parler en dehors de vos bureaux."