[Terminé] Sin as devils do

11 Juin 1927 • Corse  • @Giacomo de Medici

La traversée en ferry depuis Marseille s’avéra aussi paisible que son léger mal de mer le lui permit, suffisamment léger pour ne pas interdire cet agréable moyen de transport, mais suffisamment sévère pour qu’il ne puisse en user confortablement sans une des nombreuses décoctions naturelles de son épouse. Sous le chaud soleil et la brise iodée, Elric en profita néanmoins pour se remémorer très exactement la raison de sa présence au beau milieu de la mer Méditerranée, et une fois encore ne pu que ressentir une certaine forme de méfiance. Une méfiance qui drape cette journée pourtant plaisante, soulignant des ombres qu’elle accentue. Une méfiance qui s’ourle elle-même d’une forme de fascination, insidieux appel du vide qu’il sait traître.

Lorenzo de Medici a beau être une représentation grandeur nature des sept péchés capitaux, il sait pouvoir lui tourner le dos sans devoir s’attendre à rencontrer Saint Pierre plus vite que prévu, parce qu’il n’a jamais donné à son ouaille la moindre raison d’en vouloir à son intégrité. Giacomo de Medici, en revanche… Rien n’est certain. Elric a déjà rencontré le petit dernier de la seconde branche De Medici, et il lui laissa à chaque fois un souvenir impérissable, sans que cela soit nécessairement une bonne nouvelle. L’impression qu’il laisse chaque fois, la tentation de céder à l’attraction de sa psychée lorsqu’ils échangent, rien ne lui semble juste. Alors la missive reçue, lui demandant de son temps pour l’office de prêtre familial, ne peut que l’alarmer.

Depuis quand Giacomo n’est-il pas paru en confession ? Non qu’il en fut très adepte en dépit de ce qu’Elric veut croire être des efforts de sa part, mais il ne côtoie pas la famille en permanence, uniquement au travers de leur besoin en conseils spirituels, et n’a pour l’heure aucune idée des changements qui ont pu affecter Giacomo depuis leur dernière rencontre. Il se souvient néanmoins d’un jeune homme prompt à essayer de maintenir les apparences, servant son ambition de redorer sa place au sein d’une famille sans douceur gratuite, un jeune homme avec tout à prouver aux siens. En un sens, Elric est curieux de ces changements potentiels, et questionne sa propre psychée pour ce fait.

La rencontre aura lieux bien assez tôt

Raisonnement aussi pragmatique que véridique et qui l’enjoint à chasser ses étranges idées de son esprit, au moins temporairement. Le reste de la traversée, il le passe dans l'habitacle, à tenter tant bien que mal de consulter l’ouvrage de sculpture sur bois qu’il a acquis dans l’espoir d’apprendre quelques rudiments. Il compte pouvoir offrir à Gabrielle d’autres jouets, spécialement faits pour elle, plutôt que ceux qu’ils peuvent acheter dans les magasins. La lecture est bénéfique pour son esprit, moins pour son corps, et il doit périodiquement s’arrêter pour aller respirer un peu d’air frais. Une sensation désagréable qui perdure longtemps, presque jusqu’à son arrivée au domaine des Savelli.

On lui offre un moment pour se remettre, gracieusement, et il en profite sans la moindre honte, respirant à plein poumon l’air du jardin. Il ne s’agit pas d’un acte de confession classique, comme il en prodigue périodiquement auprès d’autres ouailles. Mais Giacomo de Medici n’est pas comme les paroissiens et les croyants qu’il conseille usuellement. Loin de là. Elric préfère donc amplement être en possession de tous ses moyens lorsqu’il le rencontrera, ce qui ne tarde pas. On le conduit dans l’ombre fraîche d’une salle de la grande maison, où son ouaille l’attend. Et intrinsèquement ? Il n’en est pas surpris, pas plus qu’il n’en est conforté.

“Bonjour, Monsieur De Medici” offre-t-il, main tendue pour une salutation qui se veut parfaitement usuelle.

Toujours normaliser la situation, autant pour lui que pour l’image dégradée du décorum chrétien, non sans raison, très certainement, mais à cette heure il en est toujours un représentant. Il se doit de faire bonne figure et non l’étalage de ses propres doutes.

“Comment allez-vous ? Cela fait quelques mois que nous ne nous sommes pas croisés, si ma mémoire est bonne ?”

Elle l’est très certainement, il s’attache à toujours se souvenir de ses ouailles, ou à prendre des notes afin de les consulter avant chaque rencontre. Des carnets sécurisés dans son coffre privatif au sein de Pactol, afin de ne jamais être découvertes par qui que ce soit. Les individus ayant de mauvaises intentions ne manquent hélas pas vraiment au sein de tels cercles.

11 Juin 1927 • Corse  • @Giacomo de Medici

Mon père. Un titre qu’il a entendu prononcer de bien des façons, certaines respectueuses, d’autres prudentes, d’autres encore craintives ou sérieuses. Un titre qui n’a rien d’aisé, ni pour celui qui le porte, ni pour celui qui le cite, plaçant sur les épaules de l’homme de foi un devoir lourd d’attentes et de risques inhérents à l’exercice du pouvoir qu’il instaure. Lors de ses premières années, Elric a nourri l’idée qu’il est possible d’entrevoir l’état d’esprit de ses interlocuteurs à la façon dont ils choisissent de le saluer. Une hypothèse qu’il a depuis longtemps remisée, sans pouvoir se défaire totalement de l’étrange sensation que procure toujours cet instant, plus encore lorsque sa compagnie est si dangereusement unique en son genre. Lorsque Giacomo de Medici prononce ‘Mon Père’, Elric en est profondément mal à l’aise.

Un trouble qu’il se refuse à montrer, offrant en lieu et place un sourire qu’il espère bon enfant. On ne montre pas son flanc à un prédateur. On lui tend la main et on le surveille. “Exact. Eh bien si vous n’en aviez pas l’usage, je suppose que ce n’est guère un problème. Mes visites ne sont aucunement une obligation.” En tout état de cause, Elric doute fortement qu’il ait manqué au Médici et que Dieu lui pardonne, mais Giacomo ne lui a pas manqué, à lui ! Marcher sur le fil de cette façon est une véritable usure pour les nerfs, qu’il ne peut adresser comme il le ferait s’il jouait son rôle de Sénéchal en l’instant. “Bien sûr.” Invité par son hôte, Elric s’installe, quelque peu soulagé. Il a pris une potion contre la douleur avant de se présenter auprès des Savelli, se refusant à rester estropié en cet instant, mais prompt à soulager son corps.

Face à lui, Giacomo de Medici préside en prince, une attitude qui l’amuse plus qu’elle ne le trouble, et il se retient de lui glisser que le péché d'orgueil prend bien des formes. Ce n’est pas ainsi que fonctionne la visite. “Je vous écoute mon fils.” Un frémissement d’appréhension lui serre l’échine. Giacomo est un livre ouvert, il ne leur faudra que quelques instants pour être intimement liés l’un à l’autre, paroles ouvrant grand la psychée pour ses capacités. Voilà bien un esprit qu’il eut préféré ne jamais visiter, mais qu’il n’osera pas quitter. Giacomo se repaît de sa gêne, lorsqu’il l’aperçoit, Elric ne le sait que trop bien, mais pour peu que le jeu se transforme en souhait meurtrier… Non décidément, il ne saurait le quitter. Il doit le surveiller.

Et pourtant, pour tout ce qu’il sait de lui, la confession le surprend. Le confond même. Il sent le poids de l’attention sur lui mais choisit cette fois de céder. Elric se montre surpris, puis pensif, avant de parler, enfin, après une minute entière à l’observer. “Mon fils.” Et il décida de donner à cette appellation tout le sérieux, mais aussi la prévenance qu’il revêt dans son acceptation de l’ouaille comme un être en fragilité, un être à guider. “Vous avez dit que l’intérêt est partagé. Cette personne est donc consentante à votre attention, n’est-ce pas ? Dites-moi, dans ce cas, où est votre péché ? Est-ce dû aux attentes de votre famille à l’égard de votre descendance ? Avez-vous rompu par cet intérêt un engagement antérieur à lui ?” Il l’observe attentivement, décidant de chasser toute forme de réticence pour l’heure.

11 Juin 1927 • Corse • @Giacomo de Medici

Par bonheur totalement absent de l’esprit du Médici au moment de son agacement face au decorum rituel de la confession, Elric savoure avec une courte honte la découverte d’avoir touché si juste au sujet de son ouaille. Voilà qui est fascinant. Giacomo a donc bel et bien eu un engagement… Mais leur lien psychique, encore ténu, s’estompe avant qu’il ne puisse en savoir plus, Elric se raccrochant au vide l’espace d’un instant. Fort heureusement, le Médici vient de lui-même, bien qu’inconsciemment, raviver le lien. Images de baisers au clair de lui, de voix douces aux mots plus doux encore, et puis de la tristesse, ou peut-être du regret ? L’émois est confus, pour Giacomo, alors pour lui ? Mais le visage qu’il entrevoit lui rappelle quelque chose sans qu’il ne sache quoi.

“Essayons d’adresser les éléments un par un, voulez-vous ?”

Dans sa grande générosité, son ouaille lui a donné ample matière à creuser en sa compagnie, en dépit de l’image désinvolte qu’il souhaite se donner.

“Si nous sommes tout à fait honnêtes, comme le demande la séance, il faut savoir que la traduction des textes originaux comporte ce que l’on nomme communément des biais de langage, sans parler des adaptations culturelles et sociétales qui ont été faites. L’un de ces biais est l’inclusion du terme homosexuel dans la liste des fautes qui caractérisent ceux qui n’hériteront pas du royaume de Dieu. Dans la majorité des traductions, ce sont les injustes qui sont visés par cette condamnation.”

Sa propre bible ne comporte pas ce passage, bien que celle dont il usa en temps qu’apprenti exorciste posséda cette indication. A l’époque, et encore plus d’une dizaine d’années plus tôt, son propre sens des lois bibliques sur le sujet s’avérait très tranché. Offrant un instant de silence, de quoi ponctuer l’exemple, Elric poursuivit ensuite, le regard allant et venant sur les traits du Médici, extrêmement attentif à ce qu’il peut laisser paraître, autant qu’à ce que leur lien psychique lui offre de confessions supplémentaires. En dépit des sombres idées sous cette tête bien faite, Elric ressent bien assez de camaraderie et de compassion pour les préférences de Giacomo et les difficultés que celle-ci peuvent lui causer auprès du reste de sa famille, très puritaine.

“Les exemples communément cités pour condamner l’homosexualité, à savoir le récit de Sodome dans la Genèse, les interdictions du Lévitique et les épîtres de Paul peuvent tous être interprétés sous des angles différents, tout simplement parce chaque individu qui l’interprête le fait avec son propre bagage et ses idées. Malheureusement, ces études ne sont pas encore des plus répandues, même parmi la prêtrise, et il est donc encore classique de voir les serviteurs du Seigneur admettre des positions de condamnations tranchées.”

En vérité, peut-être est-ce que cela n’arrivera jamais. Les hommes, après tout, sont promptes à vouloir haïr autrui. Que ce soit au nom de la foi, ou de la couleur, ou bien du patriotisme.

“Le Ministère des Affaires magiques a prit une position très novatrice, eut égard aux relations entre individus de même sexe.”

Son regard s’attarde tout particulièrement sur ses yeux, et sa gorge.

“Est-ce que votre famille vous a relégué ici, selon vos termes, en raison de vos préférences, ou en raison de votre précédent engagement ?”

11 Juin 1927 • Corse • @Giacomo de Medici

Elric tait l’insatisfaction mutuelle, n’étant pas là pour se justifier lui. Conserver le décorum, le protocole sacerdotal est primordial, dans une entrevue comme celle-ci. D’autant plus lorsqu’il doit également prendre garde à ne pas se perdre dans les méandres de l’esprit de son ouaille. Cette fois, le lien est solide, durablement établi, et Elric peut donc tout à fait suivre les pensées du Médici, le visage de son amant, et les émotions puissantes qu’il évoque. Jeunes et amoureux, déterminés à ne pas laisser le monde les séparer. Quelque part, derrière les savants garde-fous qu’il a mis en place tout au long de sa carrière, pour ne pas se laisser noyer par les pensées de ceux venus à lui, Elric ressent un pincement au cœur, et un lent, sourd élancement. Un manque qu’il a cru avoir surmonté jusqu’à présent, et qui serre pourtant sa gorge d’un étau aussi virulent qu’au premier jour.

Camille.

Mais il ne peut pas se laisser aller à penser à lui maintenant. Surtout pas maintenant ! Pas avec cet homme-ci à portée de mains. S’ébrouant, ravalant aussi profondément qu’il le peut la langueur que l’image de Delacour lui inspire, Elric se concentre sur la voix de Giacomo et l'insupportable tranchant qu’ont ses paroles, telles des crocs dévoilés à la face du monde. Ou peut-être juste à la sienne, qui sait ? Le Médici ne l’apprécie absolument pas et il le sait, même s’il ne peut pas le lui avouer.

“Je ne peux pas discuter de mes visites auprès de Monsieur votre cousin, ni de ce que nous échangeons. Je suis tout aussi tenu au secret que l’est un médecin.”

Ce n’est cependant qu’une formalité que de répondre ainsi car ni Giacomo ni lui-même ne sont dupes. Lorenzo de Médici fait partie de cette frange traditionaliste qui ne possède pas le recul nécessaire pour une étude critique des textes et de leur évolution main dans la main avec le contexte social des derniers siècles. Tout, depuis son éducation jusque dans sa vie de tous les jours, le pousse vers une vision radicalement négative des homosexuels. Est-ce une façon de plus de le provoquer, ou bien existe-il un biais internaliser à aborder ce sujet spécifique ?

Malheureusement, il ne peut pas l’interroger frontalement, une fois de plus. En revanche, il ne se prive pas de circonvenir davantage la discussion qui concerne directement Giacomo, lorsque celui-ci, tout pétris de son éducation personnelle, hure que sa famille n’a que faire du Ministère.

“Je vois. Votre famille. Et vous ? Est-ce également le cas ? Ils sont pourtant plus ouverts d’esprit que le cercle social auquel vous appartenez.”

Délivré d’une voix calme, Elric prend cependant bien garde à ne pas sembler le prendre en pitié. Il en a suffisamment vu de son caractère pour savoir qu’il s’agit d’une très mauvaise idée et du meilleur moyen de perdre le contrôle de la conversation.

Mais c’est d’ailleurs que vient la surprise, et la menace. De l’esprit de Giacomo alors que celui-ci repense aux attentats de 1917, des souvenirs qui glacent Elric jusque dans la moelle de ses os. Une part distante de son esprit espère que le contrôle qu’il a de lui-même est suffisant pour que l’horreur de la découverte ne vienne pas se lire sur son visage, alors que pour la première fois, il ne se contente pas de parcourir la surface des pensées du Médici comme un oiseau pêcheur, plongeant plus avant dans la psychée offerte. L’attentat, il ne l’a pas vécu. Il s’est fait excuser de la célébration en raison de la trop forte stimulation pour son esprit à peine revenu des tranchées. Il ne sait que ce qu’on lui en a dit. En l’instant, pourtant, il le voit se dérouler dans toute son horreure.

Et plus encore. Il ressent la légèreté de Giacomo, cette impression de vie, vivace et puissante, exaltante en dépit de la scène cataclysmique. Une impression qui vint coller à ses pensées, une sensation troublante tant elle est physique, tant il lui semble ressentir lui-même cet éclat. Une impression qu’il écarte de lui immédiatement, tant elle est dangereuse. Mais pas seulement. Qu’est-ce qu’il vient de s’approprier, exactement ? Quelque chose que part de lui refuse de comprendre et cherche à tordre et détourner.

“Est-ce vraiment l’attentat qui les a effrayés, Monsieur de Médici ?”

Le ton est neutre, mais porte une assurance détachée, celle qu’il a toujours eu lorsqu’il devient la voix de Dieu. Une assurance qu’il attribua autrefois à l’abandon, la certitude d’être l’instrument du seigneur nommant les péchés de ses ouailles.

“N’est-ce pas davantage les répercussions de vos actions si elles étaient découvertes ?”

Il n’a aucune idée de ce qu’il recherche, lorsqu’il énonce ces mots. Ou si. Si… Il sait. Il veut s’assurer avoir bel et bien compris. Il veut lui donner une chance de lui prouver qu’il a simplement mal interprété ce qui se trouve dans ses pensées sans pouvoir l’énoncer ouvertement.

11 Juin 1927 • Corse • @Giacomo de Medici

Le vitriol émanant des pensées du Médici inquiète certes Elric mais il ne peut pour autant s’empêcher de s’en amuser - et de le plaindre profondément. Du moins tant que cela ne concerne que son profond désamour de la foi et de ceux qui la cultivent. Grandir dans cette stérilité de l’âme, cinglé de paranoïa et de pessimisme, lui semble un destin plus tragique que tout autre chose. “En effet” convint-il aisément, n’ayant guère de raison de lui opposer une contradiction. Aucun être humain n’apprécie voir sa vie privée offerte en pâture au vu et au su de tous, bien qu’il y ait, dans l’exercice du confessionnal, une certaine forme d'intimité, l’âme et la conscience mises à nue, offerte sans détour à l’officiant. Cette vulnérabilité ne peut exister qu’avec la plus grande prudence, la plus grande délicatesse, que l’on soit artisan comme baron d’une organisation criminelle. Un droit humain universel.

L’attitude de Giacomo de Médici est celle d’un animal méfiant qui n’a pas trouvé catharsis. Un animal en cage, la Corse pour enclos. Un animal dangereux, cependant. A la fois sauvage et endoctriné. Dangereuse dualité qu’Elric pondère sérieusement reporter. Après tout, ce qu’il glane au travers de leur échange psychique ne fait pas partie de la confession, si l’on doit être tout à fait exact. Du moins essaie t-il de s’en convaincre. Giacomo de Médici lui rappelle Camille, par certains aspects, profondément dérangeants. La passion, l’envie de croquer la vie à pleines dents, les soirées exaltées, les cercles fermés et choisis avec soins, la sensibilité… Mais Camille n’a pas le goût du sang, ne l’a jamais eu. L’image du Médici lui semble un miroir déformé de son ancien amant et cette idée est terriblement dangereuse. Une idée qui pave sa bouche d’un goût de cendre aux découvertes qu’Elric fait dans l’esprit offert à son intérêt.

L’éclat dans les prunelles du Médici ne trouve, chez Elric, qu’une mire de silex, impavide mais au tranchant affleurant la tranquille fermeté dont il s’est paré. “Est-ce que vous avez ressentis ? De la peur ?” La voix n’a pas changé, le ton toujours calme, tranquille, ouvert à la discussion. Il sent la vérité, dans sa propre poitrine, cette flamme emportée, étourdissante telle une révélation. Elle transie pourtant Elric jusqu’aux os, glacé et catastrophé. Un éclat égoïste de sa conscience espère ardemment ne pas hériter de cette passion hérétique pour les heures à venir. Une autre, bien plus prépondérante, reste viscéralement agrippée à la psychée de son ouaille. Si tant est qu’il puisse encore l’appeler ainsi, en découvrant la vérité. Est-il même encore humain en cet instant ? L’énormité distordue de ses émotions au moment du drame lui semble appartenir à une toute autre forme d’entités.

Distraitement, Elric note qu’il aura sans doute perdu de son immaculé naïveté aux yeux du Médici. Impossible d’arriver à une autre conclusion. Ce jeune homme ne le verra jamais plus comme un homme simple et inepte avec ses croyances et sa bonté affichée. Tant pis. Impossible de ne pas adresser ce qu’il vient de découvrir. Il ne peut se le permettre. “Oh ne craignez rien, je doute que quiconque se soit posé les bonnes questions en dehors de votre famille. Certains se seront interrogés sur votre absence juste après les évènements, mais de là à imaginer que vous ayez un lien avec ce drame, c’est un tout autre monde.” Giacomo sourit, Giacomo parle avec légèreté. Giacomo veut savoir. “Je n’ai besoin de rien. Merci.” Il sourit, lui aussi, plaisant et chaleureux. Mais son regard ne change pas. “Dites-moi, il me semblait, et vos affirmations précédentes tendent à soutenir cette théorie, que la famille Médici soutient la famille royale. Pourquoi avoir fait ça ?”

11 Juin 1927 • Corse  • @Giacomo de Medici

Une vision de l'émotion humaine distordue, castratrice, une enfance houleuse s'illustrant par images éphémères dans l'esprit du Medici, autant d'indices venant s'ajouter les uns aux autres pour former une hypothèse qu'il n'a pas émise depuis de nombreuses années. Au cours de sa vie, Elric a pu constater des débordements humains innombrables, la monstruosité de l'acquis déformant la nature et il a prit à cœur les leçons sur la prudence que ses aînés lui ont dictés. Et pourtant, il ne peut chasser ce qui trotte et cliquète désagréablement à l'arrière de ses propres pensées. L'idée que ce jeune homme contrôle beaucoup moins ses actes et sa vie qu'il ne semble vouloir l'affirmer. Il est pourtant trop tôt pour l'affirmer, beaucoup trop tôt. La raison veut qu'il patiente et tente de tirer de lui autant qu'il acceptera de lui donner sans énoncer les faits.

"Je vois."

Ironique, qu'il compare le beau monde à un nid de vipère, mais Elric ne peut tout à fait le lui reprocher non plus.

"Peut-être."

Nul besoin d'affirmer que son activité de prêtrise est tue au plus grand nombre. Instinctivement, Elric préfère ne filtrer que le moins d'informations personnelles possibles, par pure sécurité. S'il n'est qu'un homme, il sera forcé de le supprimer pour éviter le désagrément d'une menace à sa vie privée, et s'il est ce qu'Elric pense être... alors il ne peut absolument pas se permettre d'offrir des armes supplémentaires à ce qui se terre derrière se faciès enjôleur et narquois. En lieu et place, il offre un sourire courtois, sans jamais vaciller dans sa vigilance, étudiant tout ce que Giacomo de Medici lui offre involontairement. Un esprit qui ressemble de plus en plus à une tentation dangereuse qu'il tient à bout de bras mais ne rejette pas. Pas pour l'heure. Cela, il le jaugera à posteriori, seul et en un lieu de confiance. Pas ici.

Et puis, il y a cette idée, informe, marasme de motivations non identifiées. Là... Ça, c'est exactement ce qui doit l'alarmer. Il n'en sourit que davantage, défait de toute vexation.

"Vous pourriez être surpris, si j'avais loisir de vous en entretenir. Mais il me semble que vous n'êtes pas homme à vous contenter de ma parole."

De cela, au moins, il est certain.

"En revanche, je peux me permettre d'affirmer que ce que j'ai constaté, c'est que l'Homme n'est pas un être de logique dès lors que son âme et ses sentiments agissent pour lui."

Combien d'hommes sont venu se confesser, offrant à ses pieds les débris de leurs esprits et de leurs vies, défaits par des décisions éminemment stupides à son esprit solidement ancré ? Mais Elric a bien vite compris que l'évidence n'est pas universelle et le sens commun chichement répandu. On ne peut attendre de tout un chacun qu'il agisse avec ses propres meilleurs intérêts en tête. Non, tout au contraire, l'Homme est chaos, prompte aux pires stupidités. Mais c'est également pour cela que Dieu promet le paradis à ceux capables de surmonter leur nature profondément imparfaite et d'œuvrer à se défaire de leurs impulsions destructrices. Quel triomphe peut-il exister à conquérir un mont déjà acquis ? C'est par le labeur et les efforts que l'on s'améliore et ce sont eux qui réalisent.

Le lui prêcher, cela dit, ne servira pas plus que de s'attendre à le voir prendre ses mots pour parole d'Evangile.

"Dites-moi, mon fils. Vous avez affirmé tantôt que la peur est une émotion que les faibles ressentent. Est-ce là votre philosophie ? Ne pensez-vous pas que c'est la conquête de la peur, et non son absence, qui peut séparer le fort du faible ? Ou bien ne vous retrouvez-vous pas dans les chemins de la majorité ? Peut-être ne croyez-vous pas au sens commun ?"

Ses propres imageries, traduites en mots concis, Giacomo se reconnaîtrait-il en eux ? Accepterait-il de s'ouvrir davantage de sa vision des émotions humaines ?

11 Juin 1927 • Corse  • @Giacomo de Medici

La frustration qui irradie de Giacomo de Medici est sans doute la part la plus humaine qu'il eut montré et c'est sans le moindre doute qu'Elric attribue à cet homme une certaine maestria du paraître lorsque cela lui chante. Une frustration somme toute heureuse aux yeux du prêtre qui y voit les fruits de son attitude. Ne pas prêter le flanc plus que de raison aux dangers du Medici est devenu impératif, leur discussion faisant. Tant que son ouaille ambigüe ne ronronnera pas de satisfaction, Elric resta aussi serein qu'il le peut. Alors il offre un mouvement de la tête, appuyé de mots au calme assumé.

"Tout est affaire de pertinence, en effet."

Stoïcisme, désire-t-il, quoique le tranchant des pensées du Medici fut plus juste que son confort ne l'eut désiré. Une précarité somme toute accessoire néanmoins, car ses assurances ne se fondent pas uniquement en son statut, ici. Il n’a jamais été aussi ingénu que son expression eut pu le suggérer. On ne vogue pas ces eaux troubles en jouissance de tant d’innocence. On l’abandonne, délaissée au profit des à qui ses efforts et ceux de tant d’autres bénéficient. En l’instant, ses pensées sont tout aussi accessoires. Seul compte l’échange et l’assurance de ses soupçons.

Il observe, il soupèse les mots, les frémissements de ses cils. Elric n’affirmera jamais être un maître du psyché humain ou même des jeux du beau monde, à peine un praticien se prêtant à l’usage en dépit de sa volonté profonde. Giacomo ment, pas dans ses dissimulations ni dans les ouvertures qu’il lui offre, mais dans les écueils des répliques et des pensées. Le mensonge est mensonge, à l’image de l’icône byzantine ornant le mur de La Garde. La tromperie en cache une autre. Il ne lui reste qu’à savoir s’il s’agit de la volonté de Giacomo de Medici… ou non.

“Ce que j’ai constaté” offre-t-il en reprenant une formulation déjà usitée “c’est que l’Homme est aussi rarement un être de vérité, même lorsque celle-ci apparaît impossible à débattre. Une personne qui ne sait ce qu’il manie en vient souvent à se blesser.”

Le regard est tranquille, presque affectueux s’il ne perd jamais sa fermeté. Le monde dans lequel évolue son ouaille est un monde à la fois opulent de nuances et pourtant foncièrement binaire. Comme si la richesse de ses subtilités morales n’étaient là que pour habiller et réfuter l’aisance avec laquelle la personnalité humaine cherche à gommer sa propre complexité pour survivre à sa barbarie exaltée. Giacomo n’est pas le seul. Loin de là. C’est là encore une étrange forme d’image miroir qui se dévoile pour lui mais une qu’il ne couronne d’aucun trouble.

Elle ne lui cause aucun trouble, car s’ils doivent en venir à l’affrontement, Elric ne tuera que par nécessité. Alors il sourit, incline sensiblement la tête aux menaces proférées.

“Peut-être.”

Affirmer que cela dépend entièrement de la motivation profonde de chacun viendra indubitablement nourrir sa frustration bien plus que de lui consacrer cet échange. Et ce, de façon bien inutile.  

Elric n’en a cependant pas fini avec lui et il garde le métronome de ses pianotements à l’esprit, ambiance à leur échange. Horloge de l’humeur d’un hôte aussi changeant qu’une marée de cette île fière et sauvage. Giacomo de Medici est piqué et ne sait l’expliquer, mais Elric ne recule pas. Ses yeux sont rivés aux siens, son attention sur sa psychée. Lui aussi aimerait savoir ce qui nourrit les braises de sa colère, la raison pour laquelle Giacomo est ainsi étrillé par ses paroles. La vivacité de l’émotion lui suggère que l’oindre soudainement d’eau bénite eut été moins mal reçu.

Là, dans ses iris, est-ce finalement la Bête qui relève la tête ? Ou simplement un jeune homme à qui l’on a trop aisément donné à ruminer des notions simplettes qui s'effritent inconfortablement sous la scrutation. Et Elric a beau se taire pour le laisser avancer, il ne parvient pas discerner l’élément manquant qui pourra déterminer avec certitude la réalité. Pas encore, en tout cas. La tâche requiert patience et prudence. Plus encore lorsque les notions comme les preuves sont abstraites. Plus encore lorsque le sujet de sa visite l’entraîne sur des chemins aussi tortueux que ceux-ci.

“Tout dépend de l’image que ce terme conjure chez vous mon Fils. Pourquoi pensez-vous être un monstre ? Parce que vous ne convenez pas aux normes de la majorité ? Ou bien parce que vos actes sont en opposition avec ce que la morale communément admise approuve ? Il est toujours important de bien définir ce que l’on adresse. Comme pour la peur. Elle peut être salutaire, si elle reste un outil entre vos mains plutôt qu’entre celles des autres. Pensez-vous que votre seul dédain pour le sens commun soit suffisant pour vous draper de monstruosité ?”

Il penche la tête, sourire ancré aux lèvres.

“Peut-être existe-t-il d’autres termes possibles, d’autres explications ?”

11 Juin 1927 • Corse • @Giacomo de Medici

“Nous sommes tous des menteurs, mon fils. Sauriez-vous être plus précis ?” Cette fois, Elric joue peut-être un peu trop avec le mécontentement de son ouaille. Est-ce suffisant pour pousser celui-ci à l’attaquer comme il a menacé de le faire précédemment ? Il n’en est pas tout à fait certain. Cet homme est complexe et difficile à cerner, même avec une fenêtre grande ouverte sur sa psychée. Le mensonge est un mensonge, c’est tout à fait certain. Sauf peut-être lorsqu’apparaît ce visage. Décidément. Apollon ? Ah oui. Apollon Bellemain. Ou plutôt Guilhem D’Apcher, le protégé de Camille. Il a fallu du temps pour que son souvenir revienne pleinement, mais il est heureux de constater que son instinct ne s’est pas leurré. Il le connaît.

L’image est néanmoins teintée, la nocivité des pensées évidente mais qu’y faire ? Il ne peut guère transformer sa visite en filature pour espérer sauver cet homme. Elles lui échappent d’ailleurs bien vite et Elric pense un instant, un bref instant, que Giacomo a enfin noté sa présence. Mais non, aucune chance, il l’eut compris également. De toute façon, la colère revient. Une colère dirigée entièrement contre lui et Elric se l’avoue volontier, il ressent un frisson de peur à l’attention qui lui est dédiée, imaginant l'œil de la Bête à présent tourné vers lui. Il n’a jamais eu affaire à un esprit réagissant uniquement par la discussion, mais aucun exorciste ne peut réellement affirmer avoir tout vu de ce que le monde occulté contient de menaces.

Silence soudain, fixe, immobilisé. L’absence du jeu de ses doigts est plus prégnant qu’il ne l’eut pensé. Ravalant sa surprise, somme toute passagère, Elric offre néanmoins un léger mouvement de sourcils, accompagné d’un léger écart de la tête. “Je crains de ne pouvoir vous satisfaire à ce sujet. La morale est, après tout, le fondement de mon office.” offre-t-il en forme de conciliation. C’est là un sujet qu’il ne pourra guère discuter en de tels termes, l’eut-il voulût. Elric sait marcher sur un fil ténu, mais un fil qu’il n’est pas encore prêt à lâcher, pas lorsque l’esprit de son ouaille lui révèle ses impressions intimes, pas même lorsque la chaise crisse, grince, et que Giacomo de Medici se redresse, arrachant un éclat aux prunelles du prêtre.

Confortablement assis, Elric relève sa mire vers lui. L’apparent calme n’en est pourtant pas un pour qui sait observer. Épaules crispées, buste subtilement tendu, prêt à réagir s’il le doit. Sous-estimer un être capable de tout tient de l’inconscience et Elric en a déjà bien assez payé le prix. Le temps où il chassait le loup-garou seul est bel et bien révolu. Un instant, ils s’observent, l’air frémissant entre eux, échange informulé, avant que Giacomo ne se détourne pour parcourir la pièce. Danger. Elric, sous l’apparence de lui accorder une attention continue, place son dos contre un mur solide, ne souhaite pas le quitter des yeux. Et pourtant ! Malgré cela, malgré cette soudaine et évidente tension, cette insatisfaction… les mots sont justes.

“Vous vous trompez, mon fils.” Elric observe mais cette fois, consent à des réponses plus franches. “Je ne suis pas là pour définir la monstruosité. Je suis un conseiller pour ceux qui souhaitent suivre le chemin du Christ et honorer le sacrifice qu’il fit en mourant pour nos péchés. Mais je ne définis rien, c’est Dieu, et sa parole, qui définit un homme bon et un pêcheur. Un pêcheur. Pas un monstre.” Et oh ! Giacomo est très certainement un pêcheur, comme toute la famille Medici. Sont-ils au-delà de tout salut ? Eh bien là encore, ce n’est pas à lui de le décider. Il n’est ni juge ni bourreau de la chrétienté. L’insistance de Monsieur de Medici à se draper de tels concepts est cependant… intriguant.

“Et bien entendu… dans certaines situations des plus spécifiques, je suis chargé de jauger si un être humain est en pleine possession de ses moyens.” Il le parcourt du regard, revient à ces prunelles qui le fixe avec tant de défi, tant de fierté peut-être. Giacomo de Medici assume au moins en partie ce qu’il est. De façon fort amusante, il est en cela plus honnête que bien d’autres. “Ou s’il est victime de possession. Une question qui tend à se poser, à votre propos, mon fils. Hélas, je ne peux rien affirmer.”