Roi des fées et Reine des Lames

Évidemment, elle s’appuie sur moi lorsque notre étreinte se relâche. Cela dit, elle s’en tire plutôt bien, des esprits plus faibles que le sien auraient probablement déjà succombé. Ses paroles sont douces, pleines de compréhension, et je ne m’en déteste qu’un peu plus. A quel point l’ai-je influencée pour qu’elle soit si amène avec moi ? Elle jette un regard sur la foule un peu plus loin, et je sens sur moi les regards appuyés, ce qui ne fait qu’ajouter à mon inconfort. Et bien entendu, elle le voit tout de suite, et ce n’est pas parce qu’elle a un don de voyance cette fois. Je suis si vulnérable qu’elle doit lire en moi comme un livre ouvert.

Elle me propose de nous éloigner, et si la suggestion me surprend, elle me tire aussi un léger sourire. Je ne souhaitais pas lui attirer d’ennuis, et risquer de ternir sa réputation. Certains de ses invités sont…anciens, et par conséquent, ont des idées bien arrêtées sur certaines choses, mais si elle-même n’y voit pas d’inconvénient, alors je me plie à sa volonté.

- Je…je veux bien oui, m’éloigner un temps permettra à tout le monde de reprendre contenance…Mais êtes-vous sûre que vous, erm, résisterez ?

J’hausse un sourcil un peu inquiet, mais elle sourit, presque amusée.

- Vous pouvez oui. Puis-je vous appelez Maeve en retour ?

Elle me surprend, à nouveau, avec sa question. De quoi j’ai besoin, moi ? J’ai un regard vers Apollon. Non, Guilhem. Et puis mon sourire devient profondément triste.

- Malheureusement, rien que vous ne puissiez m’apporter.

Je baisse les yeux sur mes instruments et grimace en voyant comment ils se sont empilés. Malgré leurs vélins de protection, il se peut que j’aie à faire quelques retouches ici ou là demain…Je me penche pour les ramasser, et les réinstalle dans leur emballage d’origine, comme je peux.

- Je suis un idiot, j’ai dû les abîmer…Bah, tant pis, je réparerai tout ça demain.

Je me redresse alors que Maeve me compare à un korrigan, et je ne peux réprimer un rire. Cela dit, il ne dure pas, car j’ai entendu un soupir un peu plus loin, alors je prends mes instruments sous un bras, et propose le deuxième à la future baronne.

- Si vous le souhaitez, nous pouvons nous assoir un peu plus loin, et vous pourrez tresser mes cheveux autant qu’il vous plaira, du moment que je ne ressemble pas à une petite fille à la fin.

Nous nous éloignons, et j’ose enfin respirer lorsque la musique s’étouffe et les arbres se resserrent. Nous trouvons un tronc qui semble encore sain, et je m’y assois en premier. Définitivement, les règles de la politesse m’auront fait défaut ce soir.

- Je tiens à vous présenter mes excuses pour mon comportement de ce soir. Je n’ai pas été à la hauteur…On m’a engagé pour jouer, et résultat, je m’enfuis à la première occasion.

J’inspire lentement, puis soupire. Et puis, afin de libérer mes mains et ma pensée, je sors mon luth, et y plaque quelques doux accords, improvisés, sans vraiment y réfléchir. Mélancoliques.

- J’avais une famille autrefois, pas celle du sang, mais une que j’avais choisie. Et un jour, sans que je ne comprenne pourquoi, elle a éclaté en morceaux. Comme si tout ce que nous avions vécu n’était rien.

Dieux que les Brides me manquent.

- Veuillez m’excuser, je ne parle que de moi. Est-ce que, malgré mes écarts, la soirée vous plaît ? Vous n’avez pas froid au moins, maintenant que nous sommes plus loin des feux ?

L’air de rien, je surveille ses réactions à mon aura. J’ai remarqué qu’elle n’avait pas répondu quand je lui ai demandé si elle lui poserait un problème, et je ne sais jamais comment les humains, même doués de sorcellerie, peuvent y réagir. J’ai failli plusieurs fois déclencher des émeutes, à la sortie d’un concert particulièrement réussi. Les réactions se mesurent sur une échelle allant de Némésis à Guilhem, en passant par la folie meurtrière, quelque part au-delà des frontières de la conscience. Et je n’ai aucune envie de faire un tel effet à ma compagnie de ce soir. Alors je relâche progressivement ma prise sur mon aura, chaque pas me libérant d’un poids, et je reste vigilant. Au moindre signe, je m’enfuirais, gardant pour moi ma monstruosité.

Elle mentionne son frère, et je me sens mélancolique. Les choses auraient-elles été différentes si j’avais eu un frère ou une sœur de sang ?

- Vous avez des frères et sœurs ? Comment est-ce ?

Ma question est peut-être ingénue, mais je m’y intéresse réellement. Je ne sais rien de cette femme, si ce n’est qu’elle doit épouser le baron. Et qu’elle est voyante aussi, manifestement. Oserais-je lui demander de me tirer les cartes un jour ? Je n’en suis pas certain. Il s’agit là d’une magie dangereuse, de vouloir connaître son avenir. Je ne suis pas sûr de vouloir savoir ce qui m’attends.

Elle me promet l’apparence d’un elfe, digne de la cour d’un roi, et cela m’amuse plus que je ne m’y attendais. Sa douceur et son intérêt font fondre ma méfiance, et je relâche un peu plus de mon aura en m’abandonnant entre ses doigts.

- Je me confie à vous alors, et j’ai hâte de voir le résultat.

Mon luth entre mes mains prend doucement vie, et j’accorde au passage une des clés qui a tourné dans la chute, sans que la mélodie n’en soit particulièrement affectée. J’improvise simplement autour des notes pas tout à fait justes pour les rendre plus harmonieuses.

- Une druidesse ? Me voilà curieux. Faut-il des compétences particulières pour en être une ? Est-ce réservé aux femmes ?

Une habitude ? Pas vraiment. Je vis en ermite depuis que ma famille s’est brisée. Je ne suis sorti que par nécessité. Mais étrangement, je n’ai pas envie de paraître désespéré auprès d’elle, alors j’édulcore la vérité.

- Je ne suis pas très friand des foules, à vrai dire. Si je peux les éviter, je le ferais, mais j’avais…besoin de ce travail. Il y a bien longtemps que je n’avais pas joué devant un autre public que ma chouette.

J’observe la végétation venir à nous d’un coup de sa baguette, et j’ai un demi-sourire. Je suis moi aussi friand des sorts informulés, que je trouve bien plus gracieux et élégants que de devoir hurler une formule. Et tellement plus pratiques et discrets ! J’en profite pour examiner sa baguette. J’ai souvent remarqué que la baguette est à l’image du sorcier. La sienne est délicate comme sa maîtresse, gravée et enchâssée de nacre qui luit à la lumière de la lune. La délicatesse d’un serpent, et pourtant elle me fait frissonner. Et puis elle me pose une question, dure bien que dite avec douceur. Brutale et pourtant naïvement posée, avec innocence. Je plaque quelques accords avant de répondre, résistant à l’injonction de mes doigts de les rendre brutaux et discordants.

- Ma famille…En fait, nous étions un groupe de musique. Nous avions du succès, nous faisions des tournées dans toute la France, et le concert qui nous a brisés…Il aurait dû nous ouvrir les portes de l’international.

Je déglutis difficilement alors que les souvenirs de cette soirée martèlent mon crâne. Est-ce la présence de la sorcière ou l’immensité de ma peine ? Ma mère ne dit rien, ce soir. Elle est juste là, comme un rappel cruel que j’aurais dû rester avec elle plutôt que de m’enfuir sur les routes avec ma sœur.

- L’un d’entre eux est là ce soir, oui. Et il a fait mine de ne pas me voir. C’est à cause de ça que…arf…

Je soupire alors que ma voix s’étrangle dans ma gorge.

- Que je perds le contrôle. Je n’arrive plus à me maîtriser aussi bien qu’avant.

Pourquoi les mots semblent si faciles à prononcer, alors que je les enfermais en moi depuis tout ce temps ?

- Je l’ai déçu. Trompé. Je les ai tous trompés. J’ai utilisé mon aura sur eux. Je lui ai fait croire que les sentiments qu’il avait pour moi étaient réels…Je n’ai jamais su quelle part venait de lui, et quelle part venait uniquement de moi. Lui non plus je crois, et c’est probablement pour cela que son cœur s’est brisé à ce point.

J’ai le souffle court alors que mes doigts s’enflamment sur mon luth, faisant naître une musique douloureuse, presque physiquement blessante, à l’image de ma culpabilité immense. Les mains de Maeve dans ma chevelure n’apaisent pas ma douleur, et pourtant, elle est douce, habile, comme si elle comprenait que je ne suis qu’une petite chose fragile qui menace de se briser au moindre geste un peu trop brusque.

- Ma sœur pense que c’est la politique qui nous a séparés. Enfin, les différences d’opinions. Pendant des années, ça n’avait jamais posé problème, nous avions des avis différents, nous les exprimions bruyamment, mais jamais je n’aurais cru que…qu’Apollon claquerait la porte et s’enfuirait avec notre roulotte et la plupart de nos affaires. Je ne savais pas ce qu’il était devenu, jusqu’à ce que je ne le voie ce soir avec les couleurs de sa famille. Il a choisi sa famille du sang finalement. C’est bien, je suis content pour lui. Il va bien.

L’amertume teinte mes paroles d’une note plus dure. Ça ne me ressemble pas d’être aussi rancunier. Mais je ne peux pas m’empêcher d’être blessé…

- Pardonnez mon amertume, je n’ai pas eu de nouvelles de lui depuis plusieurs années, et voilà qu’il parade devant moi en ne daignant pas me reconnaître, avouez qu’il y a de quoi grincer des dents…

Mon luth repart sur des notes moins dures, alors que je reprends contenance. Elle ne mérite pas de subir l’intensité de mes sentiments les plus noirs. Et je ne devrais pas être si dur avec Guilhem. Ce sont mes choix qui nous ont menés là, pas les siens.

J’écoute avec un certain plaisir la future baronne parler de sa fratrie. Elle y décrit des scènes qui me rappellent des souvenirs, images douces-amères d’un temps où j’avais une famille moi aussi. Sa description des druides est toute aussi fascinante, et j’apprécie cette façon de parler de mon sang mêlé comme étant « touché par les faes ». Je ris quand elle parle de profiter de mes talents. Un rire légèrement teinté d’amertume à vrai dire.

- Finalement, il n’y a plus que vous qui profitez de mes…talents.

Et puis je m’épanche, un peu trop peut-être, lui révélant à demi-mots ce qu’il en est de cette famille brisée qui est…était la mienne. Je lui parle d’Apollon, enfin, Guilhem, de Némésis, sans même les nommer, et pourtant, elle devine tout de suite de qui il s’agit, à mon grand étonnement. Ce prénom dans sa bouche me fait l’effet d’une gifle, et j’en suis le premier surpris. Comment a-t-elle pu deviner aussi aisément ? Elle me propose d’aller lui tirer les oreilles, et rien qu’à l’imaginer, le coin de mes lèvres se relève, juste un peu, d’amusement. Et en une réplique, elle m’en dit plus sur Guilhem que tout ce que j’ai pu apprendre depuis deux ans. Non pas que j’ai cherché à savoir, il nous a bien fait comprendre en partant à quel point il ne souhaitait plus rien avoir à faire avec nous.

Séduire ou effrayer ? Je ne vois pas bien qui Guilhem souhaiterait effrayer…et séduire…Peut-être n’est-il pas si bien intégré dans cette famille du sang finalement. Je n’arrive pas à déterminer si cette nouvelle me fait plaisir ou me fait de la peine.

- J’aurais bien voulu vous proposer une explication, mais malheureusement, il y a trop longtemps que nous nous sommes séparés, et je ne sais presque rien de sa vie actuelle. Jusqu’à ce soir, je ne savais même pas s’il était toujours en vie ou non.

Un instant, le silence retombe entre nous, seulement coupés par les frottements de ses doigts dans mes cheveux et les pincements des miens sur mon luth. Et puis sa question, tout juste murmurée comme si elle n’avait pas osé la poser réellement, me coupe le souffle, et mes doigts ripent et s’entaillent sur les cordes. Je m’arrête de jouer et regarde le sang perler de la pulpe fendue, perdu un instant dans mes pensées comme dans mes sentiments.

- Il m’a toujours manqué.

Cette vérité, crue, brute et sans artifice, me saute à la gorge comme un chien enragé. Ils m’ont tous manqué. Sans eux, je ne suis pas complet. Je n’étais pas complet avant eux, et je ne le suis plus maintenant qu’ils sont partis. La profondeur de mon chagrin manque de me noyer, et ce n’est que lorsque le sang se met à goutter sur mon genou que je réalise que je suis aussi blessé physiquement. Je soupire et laisse retomber ma main vers le sol. Il faudra que j’utilise un plectre dans les prochains jours…

- Pensez-vous que je devrais lui parler ? Peut-être pas ce soir mais…

Je la regarde dans les yeux. Elle m’a déjà été d’une aide précieuse, m’a évité d’avoir à affronter la foule, m’a écouté me plaindre et geindre sur mon pauvre sort, et j’ai encore l’audace de lui demander conseil après ça. Némésis prétend qu’il n’en vaut pas la peine, qu’il ne mérite pas qu’on s’approche à nouveau de lui après ce qu’il nous a fait. Mais quelque part, loin au fond de moi, j’aimerais croire qu’il pourrait me pardonner.

- Je doute qu’il me pardonne de l’avoir manipulé. J’ai utilisé mes pouvoirs contre lui…et j’en ai si honte…

Et lui, lui ai-je déjà manqué ?

Ou ne sont-ce que les fruits de mon influence.