[RP terminé] lost child (tatiana)

Sa première journée de 'repos' depuis... Oh, elle ne savait plus ! Tatiana avait depuis longtemps cessé de compter. Cela faisait un moment que les journées, mais surtout les nuits enfiévrées du Cirque et de la Fête Foraine avaient fondu en un amas grossier. Un blob immonde constitué de sueur, de fatigue, de courbatures et parfois même de larmes. Il aura fallu que la jeune femme saigne du nez lors d'une répétition en huit clos pour que l'on comprenne à quel point elle était épuisée. Il aura fallu la menace que le secret entourant sa malédiction ne s'échappe et ne finisse entre les mauvaises mains pour qu'ils agissent enfin.

Alors on l'avait chassé du chapiteau. On lui avait interdit d'y remettre les pieds avant la semaine suivante. Elle ne devait ni haranguer à l'entrée du Cirque, ni faire des tours de passe-passe pour amuser la galerie. Elle avait ordre de se reposer dans sa roulotte, de manger trois repas par jour et de dormir autant qu'elle le désirait... et autant dire que pour Tatiana, habituée à ne jamais se poser totalement, ça prit rapidement des airs de punition. Au lendemain de l'incident, elle ne tenait déjà plus en place et avisant qu'il faisait un temps parfait pour se promener, elle décida de sortir.

Elle s'était habillée d'une jupe longue et plissée, teint d'un jaune profond qui rappelait les feuilles automnales. Elle ajouta un simple chemisier blanc, à manches longues, avec un foulard carmin noué comme une cravate à son col amidonné. Enfin, elle se couvrit frileusement d'un épais cardigan à la laine d'un brun riche, presque chocolat et qui compléta sa mise de saison. Ses cheveux furent laissés lâches sur ses fines épaules en une cascade sombre et bouclée. Un béret jaune, assorti à sa jupe, les coiffa avant qu'elle ne sorte de sa roulotte, finissant de protéger ses mains de gants blancs.

L'air était vif, encore chargé d'un reste d'humidité et de l'odeur du feuillage mort, balayé hors des chemins en tas cuivrés, pourpres et or. Elle avait passé sa matinée à errer le long du canal St Martin, puis avait lentement rebroussé chemin jusqu'à revenir aux abords de la Fête Foraine. Elle n'était pas d'humeur à se perdre dans les rues parisiennes. Encore moins à s'aventurer hors de son enceinte, surtout après ce qu'elle avait croisé au détour d'une pleine lune, quelques semaines plus tôt. Elle songeait à sa discussion avec Auguste Lestrange et les conséquences inhérentes à pareille rencontre.

Avant qu'elle ne le réalise, il était déjà tard dans l'après midi et elle n'avait toujours pas mangé. Tatiana écouta son estomac se plaindre et suivit les odeurs alléchantes des stands à l'intérieur des palissades bigarrées de la Fête Foraine. Elle ramassa une barquette de frites et une autre contenant une viande couverte de sauce épaisse à la moutarde et à la crème. Une petite pique de bois permettait de piocher les morceaux de viande et les frites suffirent à éponger la sauce.


Assise sur le piédestal d'une statue en bronze représentant une énième figure parisienne, son regard errait sans but sur la foule grandissante. Le soleil déclinait et les lumières magiques apparurent les unes après les autres. Dans les arbres, sur la bordures des stands, voire carrément dans les airs comme des lucioles. Son attention fut aisément accrochée par deux silhouettes qui hurlaient autant l'exotisme que l'argent. Il s'agissait d'une femme et de son enfant avec nul part en vue la présence d'un homme pour les escorter.

La mère était au demeurant magnifique, pleine d'élégance que ce soit dans ses gestes, que dans ses vêtements griffés. "Une femme de qualité", lui souffla la voix du Lestrange et Tatiana le détesta pour lui avoir mis cette comparaison en tête. L'enfant quant à lui ne semblait pas avoir plus de dix ans et paraissait aussi éveillé que plein d'énergie. Malgré son ressentiment, Tatiana resta à les observer depuis son perchoir. Elle regarda la mère sourire et l'enfant rire aux éclats alors qu'ils se chamaillaient en toute tendresse.

Elle contempla l'intensité de leur lien, la profondeur de leur complicité et elle se sentit envieuse. Si sa mère était encore en vie quelque part, la jeune sorcière avait tout oublié de ces temps passés ensemble. Elle ne se rappelait ni de sa voix, ni de son visage... tout juste la mémoire d'un parfum. L'humeur sombre, Tatiana froissa le papier huilé qui avait contenu son beignet à la pomme. Elle allait descendre du socle de la statue quand elle capta un mouvement, entre deux bâtisses colorées.

"- Qu'est-ce que... Oh non !"

C'était le genre de mouvement trop rapide pour être honnête. Le genre à vouloir se cacher, électrisé par la culpabilité d'un acte honteux. Répréhensible. Le cœur de la jeune sorcière fit un bond quand elle réalisa qu'il s'agissait d'un enlèvement. Il n'avait suffit que d'un ballon enchanté pour leurrer l'enfant loin de sa mère. La promesse de récompenses pour avoir perdu aux tirs à la baguette. L'assurance que la tricherie d'une mère serait "puni" avec des cadeaux encore plus merveilleux que ce qu'elle gagnerait.

L'enfant y avait cru, car comment pourrait-il s'imaginer qu'on lui voudrait le moindre mal dans un cadre aussi enchanteur que celui de la Fête Foraine ? Tout n'y était qu'émerveillement, rêverie et amusement ! Alors il avait suivi ce joli ballon et à peine eut-il tourné l'angle de la ruelle que des mains l'avaient brutalement saisies. Une sur la bouche pour étouffer un cri et l'autre à son bras pour le happer dans les ombres. Tatiana n'eut pas le temps de réfléchir. Elle n'essaya même pas, pour être tout à fait honnête. Elle sauta au bas de son perchoir de pierre et s'élança à son tour dans la ruelle.

Le sang battant à tout rompre dans ses oreilles, elle ne s'entendit même pas dire "Stupéfix" alors qu'elle visait de sa baguette la silhouette du malfrat le plus proche. Elle se surprit toute seule quand elle donna un magistral coup de pieds dans l'aine du second homme, profitant de l'effet de surprise pour avoir l'initiative. Et elle mit sur le compte de l'adrénaline sa capacité à saisir l'enfant inconscient dans ses bras et à courir de toutes ses forces pour retrouver les lumières de l'allée principale.

Lorsqu'elle cessa de courir, elle s'était presque perdue elle-même dans la Fête Foraine. Lentement, les jambes flageolantes, elle s'approcha d'un banc de fer forgé. Elle y allongea le jeune garçon et se posa près de lui afin que sa tête reposa sur l'une de ses cuisses. Ses mains tremblaient alors qu'elle rangea sa baguette et elles tremblaient encore lorsqu'elle s'assura que l'enfant n'avait rien. Il dormait et à l'odeur forte qui entourait encore sa bouche et son nez, Tatiana n'eut aucun mal à reconnaître du chloroforme.

"- Je n'en reviens pas qu'ils aient osé faire ça ici. Je... Je vais devoir en parler aux forains et circassiens. Ça ne peut pas être bon pour notre matricule. Ils vont vouloir tout nous mettre sur le dos..."

Elle caressa les boucles gominées de l'enfant, dégageant son visage froissé par un reste de surprise et de peur. Sa main descendit sur son torse qu'elle tapota tout doucement, en rythme pour l'aider à calmer son souffle et à trouver du réconfort même durant son sommeil. Pendant ce temps, ses yeux balayèrent la foule inconnue qui défilait devant elle. Comment retrouver sa mère ? Elle ne pouvait pas le porter avec elle partout et elle ne pouvait certainement pas l'abandonner ici... il se ferait à nouveau enlever ! Mais comment signaler à la mère qu'ils étaient ici ?

"- ... Qui t'es ?" Annonça une petite voix empâtée à ses genoux.

Tatiana baissa aussitôt les yeux et croisa ceux, encore somnolent, du petit garçon. Surprise de le voir si vite réveillé, elle n'en fut pourtant pas fâchée. A sa question, elle lui fit un doux sourire et lui caressa une joue encore un peu collante de barbe à papa.

"- Je suis qui tu veux que je sois, mon chaton. Une inconnue, une amie, une grande sœur, tu n'as qu'à le dire et je le deviendrais." Dit-elle d'une voix calme.
"- Je veux bien que tu sois mon amie et que tu me dises où est ma maman."
"- D'accord. Tu peux m'appeler Tatie, vu que l'on est amis maintenant. Et pour ta maman, tu vas devoir m'aider un petit peu. Est-ce que tu veux bien me donner ton nom ? Je pourrais le dessiner dans le ciel, au dessus de nous. Comme ça, ta maman le verra elle-aussi et elle nous rejoindra très vite."

Ce disant, Tatiana sortit de nouveau sa baguette magique et la pointa vers le ciel, attendant que l'enfant se confie à elle.

Le pauvre garçon semblait avoir toutes les peines du monde à garder les yeux ouverts. Tatiana espérait qu'avec cette drogue qui embrumait son esprit, il n'ait aucun réel souvenir de ce qu'il s'était passé dans cette ruelle. Il serait trop cruel d'infliger à un enfant aussi jeune un tel traumatisme... plus encore pour sa mère qui devait se faire un véritable sang d'encre à l'heure actuelle. Distraitement, Tatiana continua de lui caresser sa petite joue toute ronde et poisseuse de sucre. Il était adorable, ce petit Ruben qui avait les yeux papillonnant et le front plissé alors qu'il essayait d'organiser ses pensées.

"- Je crois..." Essaya-t-il de dire avant de s'arrêter, de bâiller, puis de reprendre : "Je crois qu'il faut écrire mon nom en hiéroglyphe... c'est notre code secret."
"- Ah... Oui, bien sûr. Un code secret ne doit jamais être trop simple, n'est-ce pas ?" Marmonna-t-elle avec une pointe de cynisme. Toutefois, le fait que le petit garçon recommençait à piquer du nez, elle s'empressa d'ajouter : "Attend ! Comment on écrit ça ?"

Ce fut une véritable course contre la montre. Tatiana dessinait dans le ciel chaque hiéroglyphe que l'enfant lui décrivait, en ligne d'étincelles dorées. Lorsqu'elle eut fini et qu'elle sentit la petite tête brune lui retomber lourdement sur les cuisses, elle passa un bras autour du buste de Ruben pour le garder étroitement contre elle, sur le banc. Baguette pointée vers le ciel, l'oiselle observait sa création avec une petite moue froissée. Ce n'était clairement pas du grand art ! Son héron ressemblait à un canard, son scarabée à une araignée boiteuse et clairement le reste n'était pas beaucoup mieux...

"- Au moins ça fait 'authentique'." Essaya-t-elle de se convaincre d'un ton boudeur.

Elle n'eut cependant pas longtemps à attendre. Des bruits de pas précipités, de talons claquant sur les pavés, se firent bien assez tôt remarqués. La jeune sorcière releva la tête juste à temps pour voir la femme de tantôt s'approcher en courant. Tatiana ne put s'empêcher de penser que même paniquée et échevelée, elle était toujours très belle... et qu'elle sentait très bon. L'oiselle s'écarta des réunions familiales, interrompit son sortilège et rangea sa baguette, sans un mot.

Son regard se détacha un instant de la mère et du fils, balayant la foule qui commençait lentement à s'amasser. Badauds curieux, pareils à des vautours affamés de ragots. Elle revint cependant très vite à l'inconnue qui tient maintenant son précieux rejeton contre son sein, comme pour le protéger de la cruauté du monde. "Un peu tard pour ça..." Pense-t-elle avec un brin de rancœur. La femme est trop bien apprêtée pour traîner seule ici et elle aurait dû le savoir... à moins d'avoir des verres teintés de rose et d'innocence. L'apanage des riches.

"- Pas maintenant. Et certainement pas devant l'enfant. Venez..."

Elle retire son foulard et le déploie pour venir couvrir les épaules de la jeune mère. Histoire de couvrir un peu ses vêtements et ses fourrures. Elle lui fait signe et l'entraîne vers une rue secondaire où il y aurait moins de monde, mais pas de risques à se faire embusquer. Ici, l'on connait bien Tatiana et plus encore qui était sa mère adoptive. Personne ne viendrait l'emmerder... et les étrangers qui le feraient ? Ils seraient bien assez vite pris en cisailles par les circassiens.

"- Une petite glace pour le réveiller et le garder occupé, ça vous va ?" Proposa l'oiselle en montrant un stand offrant, effectivement, plusieurs parfums.

Elle acheta un petit saladier de carton qu'elle fit remplir de cinq boules aux parfums enchantés, agrémenté de bonbons et de biscuits avec des effets innocents comme une langue colorée, des paillettes jaillissant des oreilles ou encore des bulles de savon du nez. Tatiana posa l'offrande devant Ruben après qu'elles se soient installées sur une table, sous une tente chauffée. Un grand verre de limonade accompagna les boules de glaces.

Pour elle et l'inconnue, ce furent deux tasses d'un café bien serré, de sucre et d'une lichette de whisky qui se retrouvèrent entre leurs mains. Après ce qu'il venait de se passer, Tatiana pensa qu'il s'agissait encore du meilleur remède pour un cœur alarmé et un cerveau en ébullition.

"- Il s'est passé que des trafiquants ont pensé que votre enfant... leur offrirait un bon profit." Annonça-t-elle sans détours, mais d'une voix extrêmement douce. "Cela n'arrive pas habituellement dans le Manège, car nous faisons toujours attention. Mais parfois... quand il y a trop de mouvements de foule et qu'il fait nuit ; ils tentent malgré tout leur chance." Elle ne souriait pas, la belle enfant. Ce masque n'était pas nécessaire ce soir. "Je suis navrée que ça vous soit arrivé, madame... ?"

Elles ne s'étaient même pas présentées, avec tout ça ! Tatiana fit une légère grimace embarrassée et lui tendit une main par dessus la table.

"- Je m'appelle Tatiana du Cirque. Enchantée de faire votre connaissance bien que j'aurais préféré que ce soit en de meilleures circonstances." Elle regarda Ruben, puis revint à sa mère. "Ils ont utilisé un produit moldu ; du chloroforme. C'est un somnifère assez puissant, peut-être faudra-t-il surveiller Ruben pour les prochaines heures. S'assurer qu'il ne s'endorme pas et si son état de somnolence ne passe pas, peut-être l’empenner voir un médecin." La voix restait douce, le regard compatissant.

Shafiq. Pourquoi ce nom lui était-il tant familier ? La jeune circassienne était persuadée de l'avoir entendu quelque part, mais il lui était impossible de mettre le doigt dessus. Plongée dans ses réflexions, elle manque de louper l'annonce de l'égyptienne et ne comprend qu'à rebours sa décision d'aller reporter l'incident à la police magique. Son sang se glaça immédiatement et elle ouvrit des yeux ronds, peinant à accepter cette annonce tant elle résonnait, dans son esprit, avec des conséquences désastreuses pour la vie du Cirque et de la Fête Foraine.

"- Porter plainte... ?" Se fit-elle l'écho, incrédule de la décision. "Mais pourquoi ?" Demanda-t-elle, réellement ingénue dans son incompréhension. "Les coupables sont déjà loin... Et puis, Ruben est sain et sauf."

Mais à voir Neith aussi ébranlée par ce qu'il venait de se passer, l'oiselle réalisa qu'il était inutile d'essayer de la convaincre du contraire. Se tourner vers la police, c'était ce que les gens du bon peuple faisaient instinctivement. Pour les privilégiés, les forces de l'ordre étaient perçues comme un bouclier salvateur entre eux et la fange du bas monde. Une solution à tous leurs problèmes, à tous les crimes. Mais pour la circassienne, c'était une toute autre histoire et elle commençait à regretter d'être intervenue dans cette affaire. Elle aurait dû détourner les yeux, comme tous les autres.

"- ... Je n'ai rien vu." Répondit-elle après une pause qu'elle savait suspecte. Elle mentait. Bien sûr qu'elle mentait. Elle devait se protéger, car personne ne le ferait à sa place. "Et j'aurai sûrement tout oublié d'ici à ce que la police ne vienne enquêter."

Tatiana détourna les yeux, le visage pâle et l'expression fermée. Elle n'était pas hostile envers la sorcière, pas encore. Elle comprenait la position de Neith en tant que mère ; sa peur, ses craintes, puis maintenant sa colère et son indignation. Mais... elle ne mettrait pas en péril sa situation, son confort, pour une parfaite étrangère. Elle avait déjà risqué sa santé physique et elle le secret de sa malédiction en se battant pour récupérer Ruben. C'était bien assez. La jeune fille se persuadait d'avoir la conscience tranquille. De ne pas être égoïste ou lâche dans sa décision.

Elle se mordilla la lèvre inférieure, continuant d'observer les alentours. Attirer l'attention de la police, c'était mettre en péril ses affaires avec Alekseï ; si l'autorité judiciaire gardait un œil sur elle pour X temps, alors elle ne pourrait pas fureter librement pour le compte du bolchévik. Il y avait un risque qu'il perde intérêt en elle et l'abandonne. S'il était su dans le Cirque que ses actions avaient amené la police jusqu'à leur porte, elle se ferait taper sur les doigts... elle n'avait pas besoin de ça. Pas à quelques semaines de son départ de cet endroit ! Pas quand son mécène allait enfin l'aider à étendre ses ailes.

"- D'ailleurs personne ne coopérera par ici... Alors s'il vous plaît, rentrez simplement chez vous et prenez soin de Ruben." Glissa-t-elle sans oser la regarder en face. "N'allez pas impliquer la police... ça ne fera que compliquer les choses pour tout le monde." Ses doigts se refermèrent autour de la tasse de café. "Juste... faites plus attention la prochaine fois."

Tatiana lui coula un regard, enfin. Dans le céruléen de ses yeux pâles, il y avait derrière le masque une peur latente. Son cœur battait fort. Elle essayait de ne pas regretter ses actes. Que ce soit d'aider un enfant ou maintenant de se rétracter. C'était difficile et elle se sentait perdue. Isolée. L'oiselle força un léger sourire, sans joie, alors qu'elle ajoutait :

"- Si vous êtes vraiment reconnaissante pour ce que j'ai fais aujourd'hui, s'il vous plaît..."

Lentement, son cœur cessa de battre la chamade. Tout aussi lentement, sa peur reflua pour un sentiment beaucoup plus familier ; la colère. Les regrets étaient toujours là, simplement étouffés sous une frustration amère que ses mots n'étaient pas compris et qu'ils ne le seraient probablement jamais. La femme qui lui faisait face ne venait pas du "même monde". Elle n'avait probablement jamais connu la faim et le froid. Elle n'avait jamais connu l'incertitude d'un lendemain sans promesse d'une situation sinon meilleure, au moins égale à celle pour laquelle on s'était battu le jour même.

Elle lui disait ne pas avoir à faire attention quand elle se déplaçait d'un quartier à un autre de Paris et, en soit, elle avait parfaitement raison. Dans un monde parfait, la Loi était respectée et la population était en sécurité dans les rues de sa capitale. Les enfants ne devraient pas avoir à regarder par dessus leurs épaules et les femmes seules n'avaient pas à surveiller comment elles s'habillaient et avec qui elles étaient vues... mais ça, c'était dans un monde parfait. Pas dans le leur. Ici, les femmes célibataires étaient des cibles faciles et les enfants étaient des victimes rêvées pour de l'argent rapide. Ou pire. Ici il y avait des détrousseurs et des ivrognes.

Mais alors que la femme continuait de parler, Tatiana détourna les yeux pour cacher son amertume et son ennui. Se faire sermonner par une femme qui portait du parfum, avait les mains douces et des habits de grande marque lui laissait un goût de bile au fond de la gorge. Elle regarda la coupe de glace à peine entamée et le café encore intact qu'elle avait payé de ses poches pour essayer d'apaiser la mère et l'enfant... et regretta sa gentillesse et sa prévenance. Elle l'écoutait certes d'une oreille, mais les mots s'évaporaient avant même d'atteindre sa jumelle. Ce discours, cette morale de bien penseurs aux poches pleines, elle l'avait entendu dix fois déjà.

Parce qu'ils avaient de jolies maisons et une belle éducation, ces gens-là pensaient tout savoir. Ils arrivaient dans un monde dont ils ne connaissaient rien et s'attendaient à être traités "comme chez eux" sans même respecter les règles tacites des lieux qu'ils visitaient. Sans même écouter les locaux qui faisaient des efforts en leur sens pour les prévenir et les protéger. Égocentriques. Voilà ce qu'ils étaient tous ! Les yeux baissés en une fausse acceptation et repentance, Tatiana serra les poings jusqu'à sentir ses ongles s'enfoncer en demie lune dans ses paumes rugueuses du travail manuel.

Elle manqua toutefois de se redresser et de lui renvoyer ses quatre vérités quand cette arrogante "dame du monde" osa cracher sur son aide et critiqua son mode de vie. Un petit confort illusoire ?! Mais réellement, que savait-elle de sa vie et des efforts qu'elle y mettait chaque jour pour défendre ce confort qu'elle méprisait si ouvertement ?! Que savait-elle d'une véritable vie de travaux et d'adversité ?! N'allait-elle pas rentrée dans le confort de son hôtel particulier, léguer ses affaires à des serviteurs, se payer le meilleur médicomage de la ville et se détendre de tout ça avec un bain chaud et une bouteille de vin hors de prix ?!

Tatiana aussi pouvait très bien jouer la carte des préjugés, mais elle se mordit la langue pour ravaler ses mots. Elle refusait de tomber au même niveau que cette femme. Là-dessus au moins, elle saurait rester digne. La vue de la carte de visite lui fit hausser un sourcil, mais pas autant que l'ultimatum. Qu'elle aille donc à la police, ils ne pourront rien faire pour elle et cet incident. Ils savaient que les circassiens étaient pire que des Langues de Plombs lorsqu'il s'agissait de garder leurs secrets... et Tatiana ne comptait pas passer pour une moucharde en allant témoigner pour ses beaux yeux ! Moins encore après la tirade qu'elle venait de lui faire.

"- До свидания (da svidania*)" Dit-elle d'une voix douce en l'observant sans l'once d'un sourire ou d'une douceur sur le visage.

Elle la regarda quitter la terrasse et tendit une main vers la carte qu'elle ramassa. Mais au lieu de la ranger dans les plis de cardigan, l'oiselle trempa lentement le bout de carton dans le café offert et délaissé. Elle le regarda s'imbiber et les lettres s'effacer progressivement, puis le lâcha avant que ses doigts ne soient mouillés du liquide encore fumant.

"- Leçon retenue. Ne rien attendre des bourgeois et des nobles à moins d'avoir un contrat couché sur papier... Ne pas attendre de remerciement et d'efforts de leur part... Ne pas se mettre en danger pour eux, car ils ne le feront jamais pour quelqu'un comme moi."

Ça faisait mal, secrètement, tout ça. Un moment, Tatiana sentit des larmes piquer son nez, mais elle attrapa la coupe de glace et noya son chagrin dans l’écœurement de tout ce sucre facile et resta à observer la valse des touristes et des badauds dans la rue, cuillère en main et fumerole de café pour lui tenir chaud.

* Da svidania = Au revoir.