Quatre mariages et un enterrement

14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Aliénor Lestrange

Rien ne vaut un dimanche en famille. L’occasion pour les populeuses branches de leur abondant lignage d’échanger, de renforcer leurs étroits liens de coopération et d’affection, et d’écouler quelques heures dans une bonne humeur aux accents d’une fortune toujours plus grande. Impondérables obligent, tous ne sont pas toujours présents, mais la coutume ne souffre aucune annulation pour autant. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, tout Lestrange de plus de dix ans est convié chaque dimanche au domaine de Lautrec. Et la stratégie fonctionne sans aucun doute, pondère Auguste, installé à la droite de son père, au centre de la table, écoutant d’une oreille attentive la discussion entre Crepus et son oncle Cyrus, ses aînés échangeant sur les prochaines acquisitions à effectuer afin d’employer le capital familial de façon utile.

Ces discussions ont usuellement toute son attention, mais pour l’occasion, Cyrus l’a consulté avant d’aborder le sujet auprès de Crepus, et une fois son soutien verbalisé, Auguste estime desservir leur association en ajoutant sa voix à celle de son oncle. Il est cependant distrait, à la fois par l’inconfort prégnant de son état de santé déplorable depuis des semaines, et par d’autres enjeux, comme la présence de sa sœur, Aliénor, deux sièges après sa mère, sur sa gauche. Une place qui n’est certainement pas des plus confortables, du moins est-ce ce qu’Auguste s’imagine, en raison de l’intransigeance de Demetra à l’égard d’Aliénor. Ce n’est cependant pas la relation des deux femmes qui l’intéresse. Elle est ce qu’elle est, tout aussi inévitable qu’elle est secondaire.

Non, ce qui distrait Auguste, c’est la discussion à laquelle il a invité Aliénor un peu plus tard, lors de l'entracte digestive. Non qu’il craint sa réaction, mais le but de tout ceci requiert presque autant de préparation et de considérations que son office et l’ombre de Léonore rôde non loin. Il n’en souffle mot, cependant, force son intellect à s’ancrer de nouveau aux côtés de son père et de son oncle. Concentre-toi, bon sang. Incroyable, vraiment. Il peut se focaliser des heures entières, usuellement, et là, rien à faire. Alors lorsque la pause est finalement annoncée par le maître d'hôtel, Auguste dissimule un soupir de soulagement contre la brillante surface de son verre. Enfin. Il a honte d’être si dissipé, surpris même ! Peut-être devra-t-il s’assurer auprès de Léonore que ses médicaments ne causent pas cette sorte d’effets secondaires…

“Veuillez m’excuser.”

Auguste se lève, dépose son verre et quitte la table en suivant le mouvement initié par l’un de ses cousins. Ses pas le mènent au solarium sud, faisant face au grand verger entretenu par sa mère et il profite de quelques instants de parfait silence dans la puissante luminosité des lieux. Marcher sans but n’est pas une habitude, mais après plusieurs heures assit à la table dominicale, cela ne lui fait pas de mal non plus. Peut-être serait-ce une bonne idée de proposer à sa sœur un tour à cheval du domaine, pour être certain de profiter pleinement tout en s’assurant de ne pas être entendu de qui que ce soit. Non qu’il craignit les autres Lestrange, mais… Il n’a pas l’intention de voir quelqu’un d’autre s’emparer du sujet avant qu’Aliénor n’ait eu son mot à dire.

S’accordant encore quelques minutes, il se mit ensuite en quête de sa sœur, avec l’intention de la subtiliser discrètement aux conversations et aux regards. Il la découvre bien entourée, comme de juste, et se glisse en marge du petit groupe en attendant une pause dans la conversation, au travers de laquelle il s’insère sans hésiter.

“Si vous voulez bien me pardonner cette interruption, très chers, puis-je vous emprunter la délicieuse présence d’Aliénor ?”

Son regard trouve celui de sa sœur, promptement, et il se fend d’un léger sourire complice. Comme les doigts de la main en dépit de ses absences, Aliénor et lui n’ont jamais cessé d’être fourrés ensemble. La demande ne sera sans doute pas plus mal vue que leurs nombreuses escapades d’enfants.

“Si mademoiselle Lestrange est d’accord, bien entendu.”

De nombreuses familles de la noblesse considèrent encore leurs filles comme des objets à marier, des monnaies de troc, une belle main blanche et un pedigree parfait contre une alliance, contre du pouvoir, quel qu’il soit. Mais les Lestrange sont riches à ne plus savoir qu’en faire, extrêmement bien vu de la famille royale, et disposent d’une conséquente influence auprès de la population, tout cela depuis Lautrec, un simple Vicomté. Et une famille aussi bien établie que la leur n’a réellement pas besoin de s’abaisser à ne voir ses femmes que comme des objets et de la monnaie. Non, Aliénor est une princesse, leur princesse et leur père a toujours tenu à la considérer comme tout aussi capable, intelligente et prometteuse que ses fils. Et Auguste n’a vraiment aucun problème avec ça, alors bien loin de lui l’idée de la contraindre.

Codage par Libella sur Graphiorum

14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Auguste Lestrange

Il y avait quelque chose de rassurant dans ces sempiternels dîners dominicaux. Aliénor, assise à table avec les Lestrange, se sentait appartenir à leur famille. A quelque chose de plus grand qu’elle, qu’elle participait à rendre meilleur. Et son orgueil lui faisait analyser chaque membre, peser sa participation dans la balance. Elle les jugeait tous, un par un, pour s’assurer qu’elle était une bonne Lestrange, qu’elle faisait de son mieux pour tirer la famille vers le haut, à sa manière. Ça n’était clairement pas quelque chose dont elle se vantait, mais ça restait quelque chose dont elle avait besoin, même après ces années passées depuis sa dernière grosse erreur. Elle voulait voir le regard approbateur de son père, elle voulait voir le sourire de son frère, entendre qu’on remarquait ses efforts, ses projets. Elle voulait se sentir vue.

C’était de ça dont il s’agissait, plus qu’autre chose. Pourtant, ce dimanche, la jeune femme a l’esprit ailleurs. Elle s’oblige à écouter les femmes discuter, mais le sujet ne l’intéresse pas. Et qu’importe le regard de Demetra, un peu courroucé, en la voyant moins irréprochable que d'habitude. Sa belle-mère ne lui passait rien. Pas le moindre manque de concentration, pas le moindre pli sur sa chemise à lavallière. Aliénor s’y était fait. Ça la dérangeait moins qu’avant. Tant que son père lui comprenait tous les efforts qu’elle faisait. Tant que son frère voyait lui aussi qu’elle essayait de toute son âme. Il l’avait par ailleurs convié un peu plus tard à une discussion qui l'intriguait fortement. Mais en tête, elle avait les spécificités du festival de cinéma allemand qu’elle tentait d’organiser, la petite starlette du muet qu’on lui avait collé dans les pattes et qui n’avait absolument aucun talent pour le cinéma parlant, dont elle devait se débarrasser en douceur pour ne pas froisser ses associés américains…Et puis il y avait Alistair, qui faisait des intrusions malvenues dans ses pensées.

L’anglais avait fait irruption dans sa vie quelques semaines plus tôt, lorsqu’il avait demandé à voir la directrice. Et à défaut de contrat, ils avaient entamé une relation passionnée, principalement composée d’étreintes sulfureuses et de fous rires. Ils ne se montraient pas ensemble, n’avaient rien officialisé. Aliénor n’avait pas le temps pour une vraie relation, pas le temps pour plus que ça, quelques parties de jambes en l’air, quand ils arrivaient à se retrouver. Mais il avait voulu plus. Il avait voulu devenir officiel. Et ça, Aliénor n’y tenait pas particulièrement. Principalement parce que si dans l’ombre elle faisait bien ce qu’elle voulait, elle restait une fille à marier, et un bon parti. Et sa côte baisserait clairement si on la voyait se vautrer avec n’importe qui. Alistair avait beau être très séduisant, et plutôt doué pour la chose, il n’était personne. Et Mademoiselle Lestrange ne laisserait personne ruiner son avenir. Aussi plaisantes fussent leurs étreintes. Elle aimait bien Alistair, mais pas assez pour jeter par la fenêtre ses espoirs et ses ambitions. Alors elle l’avait quitté, un peu à regret, déçue qu’il veuille rompre leur contrat.

S’il revenait squatter son esprit, l’angliche, c’était moins parce qu’il lui manquait (encore qu’il était certain qu’un orgasme détendait aussi sûrement qu’un bon bain) qu'à cause des mots qu’il lui avait dit, entre autres insultes assez peu créatives, en partant. Toute l’énergie que tu mets dans ce foutu cinéma ne t'achètera jamais l’amour de ta famille. Et peut-être était-ce la fatigue, mais elle se demandait s’il n’avait pas raison. Elle qui était sûre d’elle et de sa voie depuis ses dix-neuf ans, elle doutait. Oh, rien qu’un peu. Mais ça lui faisait scruter le visage de son père, de son oncle, de son frère, qui lui semblait fatigué par ailleurs, en se demandant “Suis-je assez? Serais-je jamais assez?” Ce n’était pas une sensation agréable.

Aussi est-elle soulagée de la coupure digestive. Le temps pour certains de boire un peu d'eau de vie, pour le prétexte d'un estomac capricieux, pour d'autres d'aller fumer une cigarette. Aliénor en meurt d'envie, mais alors qu'elle se dirige vers le balcon sud histoire de s'adonner à l'un de ses péchés mignons. Peine perdue! Voilà qu'on l'alpague avec des questions sur le pourquoi du comment d'une rétrospective de Méliès. Cela attirerait-il du monde? Après tout, célébrer un réalisateur encore vivant n'était-ce pas gonfler son orgueil? Un moldu qui plus est? La jeune femme retient le “béotiens” qui manque de franchir la barrière de ses lèvres maquillées, et s'applique a répondre poliment sur le thème du : mon cinéma, mes choix, vous me ferez la leçon quand vous aurez étudié le sujet. Mais tout en subtilité. On ne voudrait pas froisser les cousins idiots de la famille, après tout, on ne sait jamais quand ils pourraient se rendre utiles.

L'intervention d'Auguste tombe à pic. Et c'est d'un discret mouvement de sourcils qu'elle le lui signifie. “Tu sais que je ne peux rien te refuser, Auguste.” La complicité entre le frère et la sœur n'était nouvelle pour personne. Elle se tourne vers son précédent public. “Mes amis, remettons à plus tard cette conversation, voulez-vous ? Et venez donc à la rétrospective. Vous verrez la magie de Méliès à l'œuvre!” Elle leur offre son plus beau sourire, agite la main et pose une main gracieuse sur le bras de son frère qu'elle suit sans hésiter, chuchotant à son intention, joliment venimeuse. “Vu leur manque d'esprit, ils sont fichus d'imaginer que je parle de notre type de magie.” Elle roule des yeux en poussant un soupir tragique. L'inculture des gens était si fatigante. “Tu me sauves, Gus. J'étais à deux doigt de leur faire bouffer leurs cigares.” Un battement de cil, et elle sort son fume-cigarette d'ébène, d'argent et d'aigue-marine, accordé à ses yeux clairs. Remarquant qu'ils semblent s'éloigner des salons habituels les plus fréquentés, Aliénor curieuse ose une question. “Où allons-nous ? Ta discussion semblait suffisamment importante pour un salon privé, mais nous venons de passer le petit salon bleu et nous continuons pourtant. Quel secret vas-tu me partager, mon cher frère?” Les pétillants et le sourire malicieux, elle glisse l'embout entre ses lèvres et commence à fumer.

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14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Aliénor Lestrange

D’aucun auront bel et bien pensé qu’il vient en aide à sa délicieuse petite sœur, hypothèse entérinée par les nombreux écarts de conduite qu’il eut du temps de sa jeunesse, pour la rejoindre, pour lui faire plaisir. C’est pourtant une affirmation soumise au doute, car Auguste lui-même n’eut su prétendre s’il sauve Aliénor ou s’il sauve son ingénu auditoire d’Aliénor. Tout comme lui, elle a été à bonne école et il lui faut leur tendresse mutuelle et leur complicité pour noter tous les infimes signes de son désenchantement. Ils sont pourtant bien là et Auguste se fend d’un sourire de connivence affectée tout en accueillant sa main gracieuse au creux de son bras. Tandis qu’ils ébauchent leur départ, la mention de Méliès attire à Aliénor un regard à la fois curieux et intéressé de la part d’Auguste.

Une fois éloignés de leurs cousins, Auguste s’autorise l’ébauche d’un rire doux, à peine audible, de taquinerie bon enfant. “Allons” fait-il d’une voix qui se veut conciliatrice “Tu sais comme moi qu’ils n’ont aucun contact avec les moldus. Il est difficile d’imaginer ce dont on a nulle conscience.” Nonobstant, il est parfaitement divertissant de s’imaginer ce qui peut traverser l’esprit de leurs cousins en l’instant, en réponse à la généreuse invitation d’Aliénor. Personne ne peut être parfait après tout, même chez les Lestrange, même si leur patriarche travaille tous les jours à le rendre possible. L’acharnement de Crepus à mettre à disposition toutes les ressources possibles et imaginables est à la fois louable et quelque peu inquiétante.

Leurs pas les mènent hors des couloirs usuels, singularité bien vite repérée, et cette fois, Auguste lui presse légèrement la main en souriant ouvertement. “Ce n’est pas spécifiquement un secret, plutôt une proposition que je ne souhaite pas partager avec le reste de la famille.” Il lui décoche une oeillade douce. “Je préfère avoir une réponse totalement dépourvue de pression parentale de ta part et ça ne risque pas d’arriver si je prends le salon bleu, ni aucun autre proche de la salle à manger.” Et fort de cette résolution, Auguste poursuivit, conduisant sa délicieuse soeur jusqu’à l’une des grandes terrasses extérieures, toute dallée de blanc, et entourée d’une végétation parfumée au coeur de l’été. Un instant, la réflexion le prend que leur ferté est faite pour le printemps et l’été plus que pour l’hiver, qu’ils passent à Paris.

“Ici, ça me semble le mieux.” Aliénor fume, il réprime donc l’envie de l’inviter à sceller deux montures immédiatement, et sort son propre étui à cigarettes, avant de se figer. La voix de Léonore, pleine de reproches, lui revient immédiatement, et dans un lourd soupir, il range l’objet dans les replis de sa veste. Être ainsi privé de ses distractions de tous les jours n’est pas une mince affaire mais il est trop bien élevé pour s’en plaindre. De toute façon, il se plaint beaucoup trop à son goût pour le moment. La sensation en est repoussante, souillure de l’âme et faiblesse de l’esprit. Non qu’il eut regretté de s’être ouvert sur le moment mais… tout de même, il n’est nul personnage de tragédie. Concordant, Aliénor n’en est pas une non plus, en dépit de son histoire pesante.

Quelques instants s’égrènent, pendant lesquels Auguste profite de la brise tiède, du chant des insectes et des oiseaux. Et puis, il met fin à cette nonchalante somnolence. “Je ne pense pas qu’il y ait de façon réellement diplomatique d’aborder le sujet, j’en suis navré. Est-ce que tu as déjà des vues sur un prétendant, Aliénor ?” Il tourne son regard vers elle. “Est-ce que tu accepterais que je t’en soumette un, si ce n’est pas le cas ?” A son sens, le sujet n’a rien de léger. Il s’agit de sa sœur, sa précieuse sœur, la fille de son père, leur joyau, il sait que Crepus l’a doté lourdement, pour entériner plus encore qu’il ne l’a considère pas comme une bâtarde ou une erreure. Et puis, il y a les incompréhensions qui entourent toujours le mariage de Zinaïda, la sœur de Nikolaï, comme ça, d’un seul coup. Auguste ne veut pas qu’Aliénor pense qu’il cherche à se débarrasser d’elle.

Subitement très conscient que cette donnée n’est pas une évidence en dépit de leur attachement mutuel, il reprend avant qu’elle ne puisse se faire de fausses idées. “Je ne pousserais pas la chose, si tu préfères prendre ton temps. L’idée n’est pas de te forcer, je ne sais même pas si je serais capable de te donner un autre nom de famille que le nôtre…” Léger sourire penaud.

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14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Auguste Lestrange

Aliénor masque à peine une grimace quand son frère se fait la voix de la raison, alors qu’ils s’éloignent tous deux des cousins définitivement sorciers. Bien sûr, qu’il avait raison, mais la raison n’était pas un argument recevable, pas quand la mauvaise foi est un art de vivre. “Et bien, qu’ils s’éduquent.” Elle tire la langue, ne cherchant pas vraiment à argumenter. C’était Auguste. Avec Auguste, elle pouvait être prise en défaut à critiquer des gens qui ne l’avaient probablement pas mérité. Bien sûr qu’il était logique que leurs cousins ne comprennent pas sa démarche. Elle aurait juste voulu… Qu’ils lui fassent confiance les yeux fermés. Qu’ils ne se mêlent pas de ce qu’elle faisait de SON cinéma. Mais c’est un caprice d’enfant, elle en a conscience. Simplement, avec son frère… Elle pouvait se permettre de ne pas être parfaite, tout le temps.

La jeune femme réponds d’un rire à son sourire. Une proposition? Intéressant. Auguste au moins avait le nez pour choisir ses partenaires. D’affaires, en tous cas, parce qu’en amour, ça n’était pas ça. L’amour rend bête. Sans doute est-ce pour ça qu’elle refuse de s’y faire prendre. Mais Auguste prend ses précautions et Aliénor hausse un sourcil intrigué. Dépourvu de pression parentale? Curieux choix que de choisir le Domaine de Lautrec. Encore que… Il y avait des endroits ou les parents ne mettaient pas les pieds, ou pas avant une certaine heure… Et c’est vers l’un d’entre eux, l’une des terrasses qui surplombait le jardin, que l’héritier les emmène. Elle laisse s’échapper sa fumée vers le ciel, tranquille. Remarque du coin de l'œil le mouvement vers la poche intérieure de la veste fraternelle, l’abandon. “Tu es à court?” La voilà qui ouvre son propre étui, et présente une cigarette à son confident, sans même se poser de question. “Demande, bêta. Avec tout ce que tu fais tout le temps pour moi, je peux au moins t’offrir une cigarette de temps en temps.” Elle hausse les épaules, roulant exagérément des yeux vers le ciel. Et le laisse parler, à son rythme.

Ha. Un prétendant. Tiens donc. Aliénor a un sourire tranquille, légèrement amusé. “Ce genre de choses, ça se flétrit vite. J’ai mes yeux sur quelques prospects, mais rien de définitif. Sous réserve de scandale, tu vois.” Les rejetons de la bonne société n’étaient à l’abri de rien. Qui était vu en train de consommer de la drogue ou des paris illégaux. Qui traînait avec des courtisanes et avait choppé une maladie vénérienne. Qui simplement se retrouvait ruiné pour avoir cru inventer la poudre à récurer les chaudrons… Et Aliénor ne s’allierait pas avec n’importe qui. Il en allait de la réputation de leur famille, certes… Mais de la sienne aussi. “Je me suis dit que Père viendrait toquer à ma porte quand une alliance intéressante se présenterait. L’inconvénient dans le milieu du cinéma, c’est que les acteurs sont pauvres ou scandaleux, et les producteurs sexistes et souvent mariés…” Elle rit, espiègle. “Cela n’empêche pas de tester la marchandise de temps en temps, mais de là à se marier…”

Aliénor se perche sur la balustrade et tend son visage au soleil. Elle aimait tant la chaleur. Un reste de ses origines italiennes peut-être. Non pas que l’on discute beaucoup de sa mère biologique dans la famille. “Dis-moi donc qui est ce mystérieux soupirant auquel tu penses. Est-il servi directement cuit avec un brin de persil dans la bouche, ou est-il à séduire?” Sa fumée s’envole vers le ciel dénué de nuages. “Et surtout : que nous apporterait-il?” Parce que si Auguste pense à lui proposer une alliance, c’est qu’il y a quelque chose à y gagner. Il ne la marierait pas pour le plaisir ou au rabais, lui.

Un sourire alors qu’elle voit la mine penaude de son grand frère. “Allons, ne fais pas cette tête. Me marier est dans l’ordre des choses, l’important c’est que tout le monde y gagne quelque chose. Et puis tu sais que je n’ai pas le temps pour l’amour, à peine pour le sexe, alors crois-moi, ce n’est pas comme si tu réduisait à néant une passion romanesque.” Elle agite la main, nonchalante. L’amour, elle n’y croit pas. Peut-être parce qu’elle a vu ses effets sur son frère. Peut-être parce qu’elle a trop peur de se livrer elle-même, de se sentir vulnérable. C’est plus facile d’être en contrôle quand on n’a personne dans le cœur, personne qui donne envie de foutre son futur en l’air. “Raconte-moi tout.”

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14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Aliénor Lestrange

L’offre de sa sœur le surprend, avant qu’il ne se fende d’un sourire de compréhension, et secoue une main en guise de dénégation. “Merci beaucoup, j’ai ce qu’il faut. Léonore m’a simplement ordonné de lever le pied, et que j’essaie de m’y tenir.” La rapidité avec laquelle Aliénor s’est proposé ne manque pas de lui mettre du baume au cœur, appréciant grandement sa générosité comme sa confiance. L’image est autrement plus agréable que celle, obscure, de la lycanthrope le jugeant pour ses plaisirs. Sur le moment, cependant, il ne cherche pas à enfreindre les règles que la praticienne a établies, n’ayant aucune envie de faire plus encore parler de lui en achevant l’été à l'Hôtel-Dieu. Ce sera certainement fort mal perçu autant par la famille que par ses associés.

Et en parlant d’associés, c’est d’un tout autre genre d’alliance qu’il souhaite entretenir Aliénor. Et s’il ne craint pas sa réaction, il est tout de même soulagé qu’il ne semble y avoir nul doute quant à leur position mutuelle au devant de cette question essentielle. “Je vois tout à fait, oui.” Le souci, dans leur milieu, c’est que beaucoup se pensent tout permis simplement parce qu’ils ont un nom et un porte-monnaie sans fond. Un bon partit en apparence peut cacher toutes sortes de vices, des plus bénins au plus ennuyeux, en passant par l’outrageant. Aliénor a raison, autant faire attention, car à moins de lui faire la grâce de mourir jeune, l’époux restera à son bras jusqu’à ce que la mort les séparent, autant en choisir un qu’il ne faille pas tenir perpétuellement en laisse.

Riant volontiers au paysage qu’elle peint du monde cinématographique français, non sans imaginer la chose avec une certaine horreure pour sa précieuse sœur. Non qu’il n’ait jamais roulé dans des draps populeux, mais… Non, peu importait que lui l’ait fait, il n’a aucune envie d’imaginer Aliénor batifoler avec ce genre d’olibrius. Il ravale la grimace qu’il manque laisser paraître, toussant dans son poing pour plus de discrétion. Faisant mine de rien, il fait quelques pas sur la terrasse, venant jouer avec les tâches de soleil qui éclaboussent les pavés de la terrasse comme autant de corolles fantasques. Les mots d’Aliénor lui valent un regard chafouin, vague écho d’un passé où il n’était que le benjamin de la fratrie, libre de milles et unes frasques avec sa complice.

“On ne sait jamais ! Tu aurais pu prendre de Père pour ça.” Crépus et sa collection de femmes précieuses. Il glissa les mains dans le dos, tout en se tournant vers elle, cillant un peu en raison de l’agressivité du soleil sur ses prunelles. “Mais non, ce n’est pas tant l’idée de briser une romance quelconque, même si ça m’eut navré. C’est juste que… Eh bien je n’ai pas envie de faire de toi une Zinaïda numéro deux.” Elle fut l’une des premières à le voir se décomposer en apprenant les soudaines fiançailles de la sœur de Nikolaï et plus encore quand il apprit que la manœuvre visait à détourner l’attention de Sergeï de son amant. Auguste aime énormément Aliénor et celle-ci mérite à ses yeux absolument chaque once de la fierté familiale qu’elle est. La traiter comme un morceau de viande l’eut révolté.

La couvant d’un regard complice, il haussa des épaules et reprit. “Bon, sans plus attendre. Je réfléchissais à l’intérêt que peut avoir Amaury D’Apcher. C’est l’un des deux frères d’Arsène, les jumeaux. Un magizoologiste qui travaille en Gévaudan.” S’arrêtant là-dessus, Auguste pondéra ce qu’il peut encore lui dire sans tomber dans le biais de son propre avis. Il veut absolument présenter l’hypothèse le plus objectivement possible, préférant de loin qu’Aliénor se fasse sa propre idée si l’homme ne la rebute pas de prime abord. Ce qui lui donne la suite de son discours. “C’est un lycanthrope également. Quant à savoir s’il vient déjà assaisonné… Je sais qu’Arsène soutient cette idée, même je dirais que la décision finale te revient. Si tu penses l’union fructueuse, après l’avoir jaugé.”

Reste la question principale, la plus importante. Qu’est-ce qu’il rapporte, cet Amaury ? “Le Gévaudan est un de mes partenaires les plus proches, depuis la création d’Aegis et des unités de sécurité marine d’Arsène. Une union maritale en plus des accords économiques permettrait de sceller définitivement notre collaboration dans le paysage politique français. La région est extrêmement riche en matériaux comme en opportunités, les sorciers sont aussi farouches que loyaux. Nous avons l’intention de les exploiter, potentiellement de faire élever les D’Apcher au moins au statut de vicomte, si ce n’est marquis, puisque le titre ducal est abdiqué. Et bien sûr, cela consolide notre front contre la présence des Médici en Provence.” Un léger coup d’oeil vers la porte, pour s’assurer que personne n’eut l’idée de les rejoindre. “Qu’en penses-tu, de prime abord ?”

14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Auguste Lestrange

Un froncement de sourcil quand Aliénor apprend que son frère a vu la médecin de famille et s'est vu conseiller de réduire certaines choses. Était-il en mauvaise santé? Y avait-il à s'inquiéter? Elle voudrait prendre les choses à la légère, en rire, mais ne peut s'empêcher de lui offrir un regard inquiet. La jeune femme manque de lui demander s'il va bien, si c'est grave, comment il se sent, s'il doit séjourner a l'hôpital. L'idée qu'une maladie lui arrache un autre frère est trop difficile à supporter. Même, à imaginer. Elle change nonchalamment de posture, de place pour qu'il ne risque plus de recevoir sa propre fumée en plein visage. "Fais attention à toi." Le regard sérieux, les lèvres un rien pincées. J'irais jusqu'aux Enfers pour te ramener s'il le faut, mais je refuse de te perdre même pendant le temps de faire le voyage jusqu'à toi.

Le moment passe et Auguste reprend. Prendre de Père. Et prendre le risque d'une grossesse scandaleuse? Hors de question. S'il y a bien un sujet sur lequel elle veut à tout prix s'éloigner de Crépus, c'est celui de ses aventures extraconjugales. Non seulement parce qu'on le pardonnait toujours un peu plus aux hommes qu'aux femmes, mais aussi parce que suite à l'affaire, Isabella avait disparu pour ne plus faire parler d'elle. Et Aliénor adorait qu'on parle d'elle. En bien, uniquement. Elle se trouvait bien trop jeune pour disparaître de la cour et du jeu de dupe que constituait le quotidien des nantis. C'était bien trop amusant.

Elle secoue la tête, indulgente, offre un sourire à son frère. "Zinaïda a fait l'erreur de penser qu'elle était l'exception à un mode de fonctionnement millénaire. Si elle avait été mieux préparée elle ne serait pas tombée de si haut. Et puis, je sais que contrairement à Nikolaï tu ne manoeuvrerais pas dans mon dos." Un geste vague de ma main pour désigner la situation. "La preuve." La douce enfant à un léger rire, qui sonne presque insouciant dans la chaleur de l'après-midi et le bruit des jardins. "Et à ce qu'il semblerait, elle a fait un bon mariage et ne semble pas malheureuse. Si l'on excepte leur tragédie récente, bien sûr, mais les circonstances de son mariage n'ont rien à voir avec cela."

Elle agite son fume-cigarette avec grâce, laissant tomber un peu de cendre dans les buissons en contrebas. "Ne te préoccupe pas de ça, Gus. La situation n'a rien à voir." Après tout ,ils discutaient ensemble de la possibilité, tous les deux, avant même que leur père ne soit au courant. Et d'ailleurs, voilà son frère qui offre quelques détails sur le mystérieux prétendant. Pas si mystérieux. Encore que des d'Apcher, Amaury était sans nul doute celui que l'on connaissait le moins. Magizoologiste, donc. Travail au Gévaudan. Inconnu de ses fichiers, ceux qu'elle tenait scrupuleusement à jour dans sa bibliothèque mentale et qui concernaient chaque noble qu'elle connaissait ou au moins dont elle avait entendu le nom. La page concernant le cadet d'Apcher était vierge, ou presque.

Une lueur dans les yeux d'Aliénor s'allume lorsqu'est prononcé le mot lycanthrope. Elle n'était pas certaine que toute la famille le soit. Mais que lui oui était définitivement intéressant. L'idée de la meute l'avait toujours intéressée. C'était l'appartenance à un groupe à son paroxysme. Un groupe qui pour autant conservait ses individualités. Un lycanthrope avait la puissance du loup, la puissance de la nature, la puissance de ses alliés. Un lycanthrope avait tout ce qu'elle possédait... en plus fort. Bien sûr, venait la question de la vision de la société, mais cela pouvait se révéler secondaire face à l'idée de trouver sa place. La place définitive. Au sein des Lestrange, et ce malgré tous les efforts d'auguste,malgré les décisions et les actes de Crépus... il lui manquait quelque chose. Parce qu'ils savaient tous l'adultère, ils savaient tous qu'elle était à moitié Medici, cette famille ennemie, ces adversaires à abattre. Et ça la suivrait toute sa vie.

Dans une meute, elle pourrait oublier ça. Et les rêves éveillés qu'elle faisait au sein de cette forêt, la sensation de la terre sous ses pieds, de l'aube sur sa peau... tout ça pourrait devenir réalité, et plus simplement parenthèses enfumées, pire aux lèvres, yeux dans le vague.

La jeune femme écoute cependant évoquer les avantages, les alliances. Les arguments avaient leur poids, l'alliance serait solide. Mais un homme a son bras, elle ne l'accepterait que si elle y trouvait son compte elle aussi. Et la lycanthropie pesait définitivement dans la balance en faveur d'une acceptation. Elle opine doucement. "Père accepterait très probablement. Une telle alliance renforce sans nulle doute les Lestrange. Et ma foi, s'il est aussi séduisant que son aîné, je serais sotte de refuser. Quitte à observer un visage chaque jour du reste de ma vie, autant qu'il soit agréable."

Pensive quelques secondes, elle lève cependant un doigt. "A condition que personne ne me demande d'abandonner l'Imaginarium. Je ne me marie pas pour devenir une énième bobonne au foyer, merci bien. Et je ne tiens pas à aller m'enterrer ad vitam aeternam dans le Gévaudan." Ses yeux sont farouches. "Oh, et s'il est complètement idiot, oublie. Les gens stupides m'ennuient, dans la vie comme dans les draps. J'aime le répondant." Et la voilà malicieuse de nouveau. " Il faudra que je le rencontre,  bien sûr. Mais sur le principe... c'est un contrat intéressant. A voir ses conditions à lui." Un rire. "Arsène t'as dit ce qu'il en était? Y a-t-il des traditions familiales ennuyeuses dans le Gévaudan? Parce que si chez eux, l'épousée doit garder le silence et approuver son mari en toute circonstances, je doute sincèrement d'être la femme qu'il leur faut.”

Codage par Libella sur Graphiorum

14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Aliénor Lestrange

Contrairement à Nikolaï. Oui, ça, il n'y a sans doute pas à dire, Auguste n'a pas l'intention de tirer une balle dans le pied de son excellente relation filiale avec Aliénor. Ni avec Aurelius d'ailleurs. Ils sont tous les deux beaucoup trop précieux à ses yeux, plus encore depuis la disparition d'Alaric. Et il ne s'agit pas d'une affirmation vide de sens. Si Aliénor refuse cette union, il ne l'y forcera pas, ni ne lui tiendra rigueur et surtout ? Il ne va pas se la couler douce pendant qu'elle remplie ses obligations matrimoniales. Et il ne l'abandonnera jamais. Pas sa précieuse petite sœur. Pourtant, il ne peut réprimer un pincement au cœur, incapable de jauger si durement Zinaïda. Comme lui, elle a cru à une image, à des promesses, et comme lui, elle est tombée de haut. Peut-être devrait-il essayer de la contacter et de faire amende honorable. Mieux vaut tard que jamais, non ?

"Non en effet. Mais elle a eu de la chance, D'Adhémar aurait pu être alcoolique et violent. Je préfère m'assurer que tu ne tombe pas sur quelqu'un du genre... même si j'ai toute confiance en toi pour faire filer droit ton époux, tu n'es pas là pour devoir l'éduquer, c'est le devoir des parents ça."

Oh oui, que les hommes prennent garde, Aliénor a la poigne d'une reine. Alors il en dévoile un peu plus, afin qu'elle se fasse une idée de l'homme qui vaut toute leur discussion, et à l'expression qu'arbore sa sœur, Auguste est presque certain qu'il n'est pas le seul Lestrange à être attiré par l'aspect lupin des D'Apcher. Bien que, dans le cas d'Aliénor, Auguste doit bien reconnaître ne pas savoir ce qui peut provoquer cet intérêt. A croire, pourtant, qu'il s'agit là d'une appétence héréditaire, sous certains aspects. Parce que leurs régions sont limitrophes, parce que leur amitié remonte à plusieurs générations ou bien parce que leurs idéologies sont si semblables ? Ou bien est-ce plus profond et plus mystique ? Ou plus inavouable ? Impossible de l'affirmer et peut-être n'est-ce pas plus mal. Tout n'a pas besoin d'être expliqué même si son esprit s'attache à le faire.

Il chasse fermement l'humeur pensive, s'attache à retourner au beau visage d'Aliénor, à ses yeux si expressifs, se fend d'un léger sourire. Voilà qui lui rappelle quelques soirées mondaines partagées avec elle, quand Crépus le laisse en paix et ne cherche pas à le vendre comme un jambon à la foire.

"Il me semble que nos goûts sont relativement similaires et je le trouve personnellement des plus intéressants. Il est très bien fait de sa personne, même s'il manque peut-être un peu de charisme, mais sa plastique compense grandement. Enfin, dans tous les cas, tu auras le temps de jauger la marchandise."

La mention du charme racé des D'Apcher le ramène, fatalement, à cette après-midi de mars partagée en compagnie d'Arsène, dans le secret de la forêt de Mercoire, mais aussi aux évènements survenus deux jours plus tôt et qui ne cessent de l'accompagner depuis. Lui, en tout cas, est plus que convaincu par Monsieur le Baron.

Déconcentré par le rappel des bons soins de son amant, Auguste tomba des nues quand Aliénor en vint à exiger la conservation de l'Imaginarium. Non que ce fut absurde, mais bel et bien parce qu'il ne voit pas un seul instant pourquoi elle eut été forcée de l'abandonner. Elle fait du bon travail. Père est très satisfait. Les projets ne manquent pas et... aaaaah. Ah oui. Le traditionalisme auvergnat. Est-ce ça qu'elle craint ? Il ne voit pas d'autre explication. Cessant d'ouvrir les yeux comme si elle eut proféré quelque diatribe en péruvien, Auguste se reprend, et lui décoche une expression de circonspection amusée. Un bref instant l'a vu parfaitement dépouillé de toute logique, sans aucune idée d'où il habite, mais il la rattrape dans la diligence effrénée qu'elle mène, une information après l'autre, n'ayant guère considéré l'angle de la finesse intellectuel. Enfin, Arsène est très bien éduqué, il veut croire qu'Amaury aussi.

"Tu rigoles ? J'espère bien que tu ne vas pas devenir la parfaite petite paysanne auvergnate !"

Il se masse légèrement la poitrine au niveau du cœur, singeant l'angoisse, et se secoue les épaules comme pour chasser un frisson à cette idée.

"Qu'est-ce que tu préfères ? Que j'organise la rencontre ou que je te laisse lui tomber dessus comme la pauvreté sur le bas clergé ? Pour ce qui est d'Arsène, il pense refuser ta dot, pour compenser l'aide que je lui ai fournie pour les affaires actuelles, mais il ne m'a rien dit des exigences d'Amaury. Mais de ce que je sais des femmes de la famille, ce sont de sacrées dames, loin de la demeurée silencieuse. Regarde Dorimène ! Haute magistrate ! Non, je pense que les D'Apcher sauront respecter une femme de poigne, tant que la question des enfants se règle. Et puis, si Amaury n'est pas du genre à apprécier les mondanités, au moins il ne sera pas un boulet lorsque tu voudras t'amuser !"

Est-ce qu'il a pensé devoir davantage la convaincre ? Oui, parfaitement, mais puisque ce n'est pas le cas et qu'il profite à la place de sa complice habituelle Auguste ne se prive pas et se passe de formalités. Si les Lestrange sont réputés pour avoir le verbe haut, entre eux deux, ils peuvent bien être eux-mêmes.

"Bien sûr je ne dirais rien à Père avant d'avoir ton jugement final, tu peux compter sur moi. Et maintenant que j'y pense, je vais passer le plus gros d'Août avec Arsène au domaine d'Apcher, donc.... si tu désire me rendre visite, ce peut être une occasion d'observer Amaury au naturel, sans le contexte plus préparé d'une rencontre matrimoniale."

14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Auguste Lestrange

Un sourire en coin quand elle imagine un mari alcoolique et violent. Comme si elle allait se laisser faire. Il n'était pas né l'homme qui porterait deux fois la main sur elle. Une fois, mettons, l'on pouvait se laisser surprendre, et si Aliénor se reconnaissait un certain nombre de qualité, l'omniscience n'était pas l'une d'entre elles. Mais la princesse des Lestrange riposterait. De manière à ce que le malotru regrette si fort son acte qu'il souhaite obtenir un retourneur de temps.

Ses lèvres se font rieuses quand Auguste partage son avis comme ils ont parfois pu discuter des hommes croisés dans les soirées. Jauger les uns ou les autres, critiquer, écarter. Elle avait toujours été plus sévère que lui à ce jeu là. A la limite de l'intransigeance. "Un bel homme. Parfait. C'est plus agréable à croquer et cela m'évitera de devoir imaginer un autre visage quand nous nous déciderons à produire une descendance. " Elle provoque. Elle aime provoquer, elle a toujours aimé ça, qu'importe que ce fut-ce son frère en face d'elle. Il savait bien qu'elle n'était pas une sainte et n'avait pas la naïveté de l'imaginer pure et chaste, effarouchée par les hommes.

C'est ensuite l'incompréhension qui un instant teinte son expression, devant celle, évidente, de son aîné. "Hé, je sais comment certains hommes considèrent les femmes dans notre monde." Elle proteste, un rien boudeuse, peut-être pour cacher sa crainte passagère qu'on veuille lui retirer son bébé, le projet de sa vie. "Mais paysanne? Moi? Plutôt mourir. La coiffe blanche, le fichu et les sabots ne m'iraient pas." Son regard se fait sérieux, mais il y a l'étincelle de l'amusement dans ses pupilles. "Sérieusement, Gus. Si tu me vois porter des sabots ou une coiffe un autre jour que Mardi Gras, tue-moi. Sans remords. Une vie où j'aurais renoncé à la mode et au cinéma ne vaut pas la peine d'être vécue." Aliénor, dramatique? Seulement dans le but d'appuyer son argumentaire.

Malicieuse, elle reprend. "Non, organise une rencontre s'il te plaît. C'est plus formel et l'on ne pourra rien nous reprocher. Et j'ai envie de voir quel parti il prendra : celui de se présenter sous son meilleur jour, ou pas? Sincérité, exagération, mensonge? Qui sait." Elle en battrait presque des mains, l'Hélène, comme une enfant devant ses cadeaux d'anniversaires. "Arsène me trouve suffisamment intéressante pour son frère donc?" Un rire à la mention de Dorimène. "Oh, crois-moi, je compte bien demander à Dorimène quelques astuces sur la manière dont elle est parvenue à s'imposer dans un monde masculin." Et la voilà de rajouter, un peu hautaine, son orgueil piqué par l'idée qu'elle pourrait renvoyer d'une femme qui ne sait se débrouiller sans aide. "Non pas que j'ai besoin d'une quelconque aide, mais avoir une autre perspective est toujours intéressant. Et pour ce qui est des enfants..." Elle hausse les épaules. "J'en ferais autant qu'on me demandera d'en faire, tant qu'on ne me fait pas quitter mon emploi pour les laisser suspendus à mes seins toute la journée. Je ne suis pas une tétine géante." Aliénor, peut-être parce qu'elle n'avait jamais vraiment eu de mère dans sa propre enfance, ne se sentait pas très maternelle. L'idée d'avoir des enfants ne la gênait pas spécialement mais ne l'enthousiasmait pas pour autant. C'était un devoir auquel elle se plierait. Le reste... et bien, sans doute que cela viendrait naturellement quand elle les tiendrait dans ses bras. Dans le pire des cas, c'était pour cela qu'il existait des nourrices, non ?

"Le plus gros du mois, hein?" Espiègle de nouveau, le sujet glissant vers un peu plus léger. "Aurais-tu trouvé un intérêt particulier au domaine d'Apcher?" Et par intérêt, elle voulait bien évidemment parler d'un amant. Tout était bon pour le tenir loin du Romanov qui ne lui avait jamais fait de bien de toute manière, si on lui demandait son avis. "Je passerais peut-être. Je ne garantis rien, cela dépendra de mon emploi du temps." L'Imaginarium la tenait fort occupée. Bien trop, pour quelques rares personnes qui notaient les nuits trop courtes et les nombreuses heures de travail. Cela ramène ses pensées à Alistair. Elle n'aimait pas cela. Voici la belle qui écrase avec humeur son mégot dans un cendrier. "Peut-être que j'ai besoin de prendre l'air ceci dit. Il paraît que je me prends trop au sérieux, vois-tu." Un ricanement et elle fournit quelques explications. "Alistair n'a pas apprécié l'idée de passer après le cinéma et après ma famille. J'ai dû me séparer de lui, je n'ai que faire d'un amant qui ne parvient pas à respecter les termes d'un contrat." Aliénor relève le nez, un air de défiance sur ses traits, lèvres pincées, boudeuse de nouveau. "Ces acteurs, ils sont toujours si dramatiques. Incapable de ne pas être le centre du monde. Au moins, avec un mari, je me prémunirais contre de telles divas. A moins qu'Amaury d'Acher n'ait la mauvaise idée de tomber amoureux?" Elle mime l'effroi.

Codage par Libella sur Graphiorum

14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Aliénor Lestrange

Un léger rire lui échappe, s’il ne change pas d’expression aux provocations de sa sœur. Nombreux sont ceux qui se l’imaginent certainement plus ingénue qu’il ne l’est et ô combien ont-ils tort ! Aliénor sait s’assumer et elle a tout à fait raison. Quitte à remplir son devoir conjugal autant y prendre plaisir. Après tout, ils œuvrent pour la richesse de la famille avant tout, alors ils peuvent bien s'octroyer quelques indulgences, non ? Sans doute fera-t-il de même. Séléné est une belle femme après tout. Mais tout de même. Il a hâte de pouvoir admirer l’expression d’Amaury d’Apcher en découvrant le caractère particulièrement arrêté d’Aliénor. Ce sera sans aucun doute un moment à marquer dans les anales. Et s’il n’est pas présent, il faudra qu’il demande à Aliénor de le lui montrer.

“Je n’en doute pas,” apaise-t-il avec l’ébauche d’un rire, “mais tout de même, pas paysanne.”

Ils sont des Lestrange, bon sang ! Que leur père fut un jour un sombre homme de main pour la royauté n’est pas en cause, Crépus s’est élevé après tout. Non. Il les a élevés, tous. Aujourd’hui, ils sont vicomtes, et même si Auguste questionne le bien-fondé de la noblesse conservée en France, il n’en a pas moins été élevé avec certaines attentes et certains standards, et sa sœur en fait partie. Plutôt mourir que de la retrouver en paysanne. Elle est faite pour le luxe, pour les paillettes, pour la réussite !

“Oh arrête, s’il te plaît.”

Il essaya de ne pas grimacer mais ne put que lui lancer un regard en coin, tiède.

“Ça n'arrivera pas. Je t’empêcherais de finir en fille de ferme bien avant d’avoir à te tuer, sans même parler de Père et Aurélius. Je suis le membre le plus pondéré de cette famille après tout.”

C’est à peine une plaisanterie. Il est certainement le Lestrange le plus normal qui soit. Aucun d’eux n’est réellement connu pour son humilité, pour sa discrétion ou pour ses aspirations terres à terres. Ils sont plus grands que nature, véritables figures mondaines, célébrités, faiseurs de tendances en rivalité constante avec les Delacour. Affirmer être le plus pondéré semble réellement proche de la vérité lorsqu’il se souvient des frasques de leur parenté, Aurélius le premier. Franchement, se mettre soi-même aux enchères ?

Il soupire, secouant légèrement la tête. Le sens du drame dans cette famille.

“Fort bien. Je m’occuperais de votre rencontre.”

Ne reste qu’à trouver le paysage le plus adéquat pour une telle entreprise. Il n’est pas une marieuse mais peut-être que les cours forcés par Crépus auprès de Madame Toussaint auront porté leurs fruits, sans compter que c’est après tout son idée que de vouloir essayer d’unir Aliénor avec Amaury. Peut-être qu’il choisira un lieu lui permettant de mettre à l’épreuve le potentiel fiancé. Du moins si Aliénor y agréé car elle aura toujours la priorité sur toute autre désir de sa part. Cette union, il espère, sera à la fois une façon de sceller définitivement sa contribution pour la famille, aux yeux de ceux qui réservent encore un lambeau de leur jugement, et à la fois une occasion pour elle de pouvoir s’appuyer sur une personne comme seul mari et femme peuvent le faire. C’est du moins son espoir.

En cela, il est peut-être le plus naïf de tous. Mais il n’a jamais rien pu refuser à sa sœur. Sa princesse.

“Suffisamment intéressante ? Oui certainement ! Et il a bien raison.”

Parce que sa sœur est parfaite. Ou presque. Et qu’aucun manant ne vienne prétendre qu’il n’est pas objectif. Il en sourit presque autant qu’il s’adoucit à la voir soudainement vexée ? Mais comment le lui reprocher ? Elle est jeune, fougueuse, d’excellente lignée et elle a vécu bien assez de tragédies sans qu’on ne la peine encore davantage avec les tragédies des femmes, réelles ou imaginaires. Sans qu’on ne mentionne davantage l’attitude de Demetra envers elle, plus exigeante sans doute qu’envers ses fils légitimes.

“Ce n’est pas un mal de recevoir des conseils. C’est même une preuve d’intelligence que d’en chercher et ne pas s’enfermer dans une chambre à échos.”

Il penche la tête en l’observant attentivement, opinant légèrement. Auguste est beaucoup trop conscient de ses privilèges masculins pour oser porter un quelconque avis sur la question de la maternité. Séléné, quand viendra son tour, sera tout aussi maîtresse à bord qu’il se range entièrement aux décisions d’Aliénor. Ce n’est pas lui qui se transforme en cétacé pendant des mois ou risque de mourir en couches, sans parler de toutes les exigences de la maternité, et encore n’en connaît-il que quelques-unes.

Perdu dans ses considérations, il est pris de court par la soudaine taquinerie d’Aliénor, se retenant de justesse d’afficher sa surprise s’il ne parvient en revanche pas à effacer la lueur dans son regard. Est-ce qu’il s’est montré trop ouvert ? Non, cela ne lui ressemble pas. L’attitude de sa sœur ne trompe pas et s’il a encore le moindre doute, ses questions enfoncent le clou aisément. Il hausse des épaules, adoptant ce qu’il espère être son air le plus détaché, n’hésitant guère à mentir pour préserver le secret qu’il partage avec Arsène.

“Mon meilleur ami et la menace de notre médecin de s’occuper de moi personnellement si je ne lâche pas du leste pour me reposer. Il ne se passe rien en Août, c’est l’occasion d’en profiter.”

Un moment, Auguste s’inquiète tout de même de sa capacité à lui cacher ses véritables intentions, tant Aliénor le connaît bien, mais elle enchaîne, l’apaisant légèrement.

“Tu sais,” commence-t-il avec un sourire plein d’auto-dérision, “l’amour ne veut pas toujours dire que l’on devient soliste d’une tragédie antique.”

A moins bien entendu que ce ne soit lui qui soit particulièrement docile - idiot - dès l’instant où son coeur bat impunément ? Mais en un sens, il espère qu’Amaury soit amoureux d’elle. Qu’il soit là pour elle, qu’il ne cherche qu’à la combler et rien d’autre. Qu’il ne regarde qu’elle. C’est une sensation qu’il a imaginée si souvent, être le seul et l’unique dans l’esprit de celui qui fait palpiter votre âme et invoque vos sourires. C’est un lien précieux, aussi fragile qu’un fil de la vierge et plus rare que le diamant.

“Le narcissisme des artistes me déplaît profondément. C’est homme devrait bénir Merlin et Morgane que tu daignes t’être intéressée à lui.”

14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Auguste Lestrange

"Quel dommage." Une moue dépitée, tout à fait exagérée. "Te rouler dans le foin avec un beau palefrenier ou une truculente aide-cuisinière t'aurais fait du bien, n'en déplaise à la médecine." Elle le scrute cependant un instant supplémentaire, s'appliquant à masquer son inquiétude. Au moins un peu. "Au moins prends-tu soin de toi... mais que te reprochait donc la demoiselle au stéthoscope?" Une manière comme une autre de l'interroger sur la gravité de ses maux. Aliénor n'aimait pas qu'on la surprenne en situation de faiblesse ou d'infériorité. Jamais elle ne se serait laissée voir alitée ou fiévreuse. Elle masquait son inconfort le temps qu'il fallait et retournait dépérir entre ses draps quand plus personne ne pouvait assister à sa déchéance. Et elle imaginait son frère faire de même. Une main douce se pose sur son épaule, et sa joue l'y rejoint un instant, alors qu'elle regarde le paysage. Une manière de dire "prends garde à toi, prends soin de toi, je refuse de te perdre."

"Ceci étant dit, tu as raison. En cette saison, tout le monde fuit la capitale de toute manière. Si possible pour des territoires ou l'on respire sans peine..." Un sourire narquois, désignant du menton le jardin saisi de chaleur alors qu'elle-même ne paraissait pas en souffrir. Les enchantements servaient bien, dans ces cas-là.

"Gus chéri, les exemples que j'ai sous les yeux concernant l'amour te donnent tous tort." Qu'il s'agisse de lui et son tragique amant, retors, fourbe et glissant comme une anguille... Aurélius et ses fantaisies dignes de Marivaux, cherchant galant ou galante en se vendant au plus offrant... Leur père, et sa relation qui le poussait à chercher des amantes et à en tuer les maris, tout à fait shakespearien. L'amour semblait n'être que passion et si cela faisait son gagne pain, elle préférait garder l'esprit clair pour son travail, merci bien. "J'ai un cinéma à rendre aussi essentiel qu’inévitable, je n'ai pas le temps pour tomber amoureuse." Et au fond, ça l'effraie, en fait. De laisser son coeur dicter son comportement. De ne pas être en totale maîtrise. De se laisser aller. Elle n'avait pas la liberté de se laisser aller, c'était ainsi. Elle était une Lestrange. A moitié, à vrai dire, mais cela voulait simplement dire qu'elle devait travailler deux fois plus que les autres pour faire sa part pour la famille.

Elle hausse les épaules, adoptant une attitude désinvolte. "Que veux-tu, il a pris la grosse tête." L'air de s'en moquer, comme tout ce qui touche aux relations, mais au fond, ça l'a affecté. Parce que parfois, il y a dans sa tête une toute petite voix qui lui chuchote qu'Alistair n'a pas tort. "Je trouverais bien un autre amant si besoin. Ou qui sait, peut-être que j'aurais l'occasion de mettre ce joli fiancé à profit. Les d'Apcher ne sont pas particulièrement à cheval sur les conventions, si?"

Elle laisse le silence reprendre le dessus, un instant. Se rapproche d'Auguste pour prendre son bras et poser sa joue contre son épaule. Juste profiter de son grand frère, d'un moment vrai, d'un moment juste, où elle n'avait pas à être en représentation. Elle hésite. Il avait toujours su apaiser ses craintes, mais elle n'était plus une petite fille. Et elle voulait si fort montrer qu'elle n'avait besoin de personne... "Auguste..?" Sa voix baisse un peu, peut-être pour dissimuler en diminuant les décibels qu'elle perd un peu de sa belle assurance. Elle ne le regarde pas. Jamais quand elle se sent en position de faiblesse. Ainsi elle peut imaginer qu'il ne la regarde pas non plus, que personne ne la voit douter elle qui semble toujours savoir exactement ce qu'elle veut et comment y parvenir. "Tu crois que j'en fais trop?" Une grimace, un soupir avorté. "Que je chasse des chimères avec ce cinéma? Je sais que Père est satisfait mais... parfois j'ai peur qu'on chuchote dans mon dos, que malgré tous mes efforts, jamais personne ne me voit comme une vraie Lestrange.”

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14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Aliénor Lestrange

La moue qu’il offrit à Aliénor se suffit à elle-même en guise de réponse. Se rouler dans le foin avec quelque sombre inconnu, il a déjà fait, à de nombreuses reprises d’ailleurs ! Pendant dix ans, il l’a fait, en profitant que son nom ne veuille rien dire à l’étranger, ou tout simplement de ne l’avoir jamais donné. Et quand il est revenu en France, fort de ses nombreuses relations passées, cela ne changea absolument rien à ses tracas. De plus, la simple idée de s’abaisser à agir comme Nikolaï en salissant ses draps, ou leur absence, avec le commun le répugne à présent terriblement. Je ne veux pas d’un Eugène. Non, désormais, il est hors de question de badiner ainsi et pourquoi est-ce qu’il en arriverait là lorsqu’il peut se tourner vers Camille Delacour ?

“Que je me tue, que ce soit à la tâche ou tout court.”

Au moins est-ce là un sujet beaucoup plus aisé à aborder que ses affaires de draps.

“Elle semble trouver ça regrettable et avec un peu de recul je ne peux que l’approuver.”

Et la douceur d’Aliénor a ses côtés ne fait que le convaincre, au fond, que ce ne sont pas que des mots. Qu’il désire vraiment cesser de se ruiner, quand bien même n’a-t-il pas eu l’impression de le faire. L’envie de fumer est pourtant terriblement présente, dévorante. Alors Auguste se concentre sur sa sœur. Sur leur discussion. Il sourit, caustique. Soupire profondément en secouant légèrement la tête.

“Je crois qu’on ne choisit pas vraiment quand on tombe amoureux, tu sais. Même si l’amour n’est pas une obligation.”

Mais Auguste n’est plus si certain que son histoire avec Nikolaï représente le grand amour de sa vie. En cela, au moins, ses expériences lui ont donné de la perspective, et les choix de Nikolaï ont scellé le reste. Leurs choix, sans aucun doute. Il a sa part de responsabilité dans cette catastrophe, il aura toujours sa part de responsabilité mais il n’en doute pas moins. Nikolaï a été le premier homme qu’il a aimé, comme un jeune homme, un adolescent ignorant du monde et de l’humeur humaine, et tout aussi ignorant de lui-même. Ses pensées ne cessent de tourner et retourner les événements, de les revivre et de les changer, cherchant ce qu’il eut pu faire de mieux. Lui aussi eut préféré n’avoir pas le temps pour badiner. C’eut été si simple.

Simple, mais sans doute moins satisfaisant. Allons, qu’est-ce qu’il y a de satisfaisant là-dedans ? Par prudence, Auguste préfère essayer de tenir cette pensée à bout de bras sur l’instant, n’ayant guère envie de voir ses nerfs lui échapper. Et puis, il y a plus important en l’instant. Il y a Aliénor.

“Tout dépend ce que tu entends par-là. Je doute que quiconque apprécie que tu cocufie ton époux. Tout comme la famille d’ailleurs.”

Et il espère d’ailleurs que ce n’est pas là ce qu’elle entend par cette question.

“Je doute en revanche que quiconque te reproche de faire faire ses devoirs maritaux à ton époux.”

Auguste la laisse lui prendre le bras, l’observe avec soucis. Il désire plus que tout qu’elle soit heureuse, et chez eux, cela passe par servir la famille. Mais il n’a jamais été dit que servir la famille doit être un calvaire. Si elle émet le moindre doute au sujet d’Amaury… oui, si elle a le moindre doute, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour la soutenir, refuser fermement les négociations et trouver une alternative qui la satisfasse davantage.
“Oui ?”

La question lui pince le cœur.

“Oh, princesse…”

Il l’enlaça étroitement, lui embrassa le haut du crâne et la pressa contre son cœur.

“Tu es une Lestrange. Personne ne le réfute,” affirma-t-il, lèvres pressées contre ses cheveux, “Personne ne l’a jamais réfuté !”

Ce poids, elle le porte depuis trop longtemps. Mais il sait aussi que personne ne peut le lui retirer si ce n’est elle-même. Auguste eut aimé pouvoir l’y aider, bien sûr, mais comment chasser ce qu’elle cultive d’elle-même, et depuis si longtemps. Une forme exquise de torture, que d’être enfermée dans son propre coeur. Avec un lourd soupir, il se détache d’elle, glisse sa main dans la sienne pour l’élever jusqu’à ses lèvres en un baise-main délicat, avant de mettre un genoux au sol devant elle. Il l’observe par en-dessous, serrant sa main de la sienne. C’est un geste impulsif, certes, mais décidément, il faut bien qu’au moins l’un d’entre eux passe un été convenable !

“Tu as ta place, à toi et uniquement à toi. Tu es notre princesse, Aliénor. Et si je dois passer le reste de cette semaine à te le prouver, je vais le faire !”

Il haussa un sourcil.

“Et si tu ne te sent pas comme la princesse que tu es à la fin, tu choisis mon gage.”

14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Auguste Lestrange

La sincérité de son frère l'effraie. Pour une fois, elle aurait voulu qu'il lui mente, parle juste de surmenage. Pas de cette ombre qui étreint parfois les psychés, les englue, les pousse à l'innommable. L'idée d'un monde où son grand frère ne serait plus l'insupporte, la répugne jusque dans ses tripes. Bien sûr, elle avait appris à faire avec son absence. Quand elle était au pensionnat en Angleterre, elle ne le voyait que deux mois par an. Et quand il avait pris la mer, il avait bien fallu qu'elle fasse sans lui, sans son contact rassurant, son regard à la fois doux et fier, sans ses mots réconfortants, sans la seule personne dont il lui semblait qu'elle avait toujours cru en elle.

Son cœur rate un battement. Avait-il eu la pensée d'en finir, lui avait-il caché? Était-ce cet abruti de Russe qui lui avait fait du mal, qui lui avait fait penser ainsi? Que sa vie ne valait pas la peine d'être vécue sans son arrogance d'héritier déchu et sa maudite belle gueule? Par Morgane, elle espérait de tout coeur que la formulation soit malheureuse. Que l'on parlait simplement d'un excès d'alcool ou de cigarette, de trop peu de sommeil. D'une question de mode de vie inadéquate, que d'ailleurs elle balaierait d'un revers de poignet - elle avait le même. Tout sauf une envie de s'ôter soi-même la vie. Mais Auguste lui aurait dit, n'est-ce pas? Il savait qu'elle était là pour lui. Le savait-il? Un instant la jeune femme doute. Mais elle ne dit rien. Parce que le moment est passé.

Et que le sujet de l'amour lui fait lever les yeux au ciel, comme une ado boudeuse. Bien sûr qu'en théorie, on ne choisit pas. Mais il y avait bien des moyens de s'arranger pour ne pas tomber amoureuse. Tout était une question d'envie. Et Aliénor voulait, à tout prix, ne pas finir comme sa mère. Une femme qui, par amour peut-etre, s'etait faite avoir dans un jeu ou elle avait toujours été sans le savoir la seule perdante. On ne l'obligerait pas à fuir la ville, déshonorée, en abandonnant toute la vie qu'elle s'était construite. La solution ? Utiliser les hommes pour le sexe, se marier pour les alliances, et rester concentrée sur ce qui était important.

Au mot cocufier elle se permet un rire frondeur. "Tout de suite les grands mots. Tant que je ne suis pas fiancée, il n'y a pas d'adultère. Me crois-tu aussi stupide que la femme qui m'a enfantée?" Un rien vexée, elle hausse les épaules. "Mais je parlais surtout de tester les capacités de mon futur époux a me tenir comblée avant le mariage. Certains tiennent à ce doux rêve d' une mariée rougissante jusque sur les draps de la nuit de noce. J'espérais juste que les d'Apcher n'étaient pas de ceux-là. Enfin, le vieux baron, peut-être, mais Arsène est un homme moderne, n'est pas ?" S'il s'attendait à une vierge pour épouser un loup... bien sûr, il y avait un potentiel narratif, mais la réalité était autre. Autrement ennuyeuse, oui.

Et vient l'aveu. La présence de son aîné contre elle, sa voix, son baiser dans ses cheveux, tout cela la réconforte un peu. Auguste avait ce pouvoir, depuis toute petite. Celui de lui donner le courage de passer outre les difficultés. De continuer même quand les choses paraissent trop dures. De balayer les angoisses, de les enfermer de nouveau jusqu'à ce qu'à nouveau elles s'échappent, dans un an ou deux. Elle ne sait pas si personne ne réfute effectivement sa parenté. Mais venant de la bouche d'Auguste, ça semble vrai. Et ça lui donne de la force. Celle de relever le menton et de dégager les doutes qui l'assaillent parfois.

"Prends garde à toi. Je risquerais d'exiger que tu m'accompagnes à un charivari masqué dans un des lieux de … loisirs parisiens... et que tu portes une de mes robes." Un sourire un rien goguenard. A dire vrai, il porterait probablement très bien la robe. Tout était une question de confiance en soi, et Auguste n’en manquait pas. En tout cas, ne le montrait pas… Lui. Elle se permet d’être sérieuse cependant, encore quelques secondes. “Je sais que j’ai ma place aux yeux de Père. Mais j’ai parfois peur de ce qu’on dit dans mon dos.” Oh, pas concernant ses mœurs ou ses choix : ceux-là, elle les assume. Mais plutôt à cause de ce qu’elle ne peut pas maîtriser. Son sang, seulement à moitié Lestrange. Cette place d’agent de la discorde entre deux familles. Cette impression qu’à cause de l’histoire de sa naissance, il y aurait toujours une partie du monde qui lui serait inaccessible, quand elle voudrait tout et maintenant. “N’en parlons plus. Concentrons nous plutôt sur cette semaine fabuleuse qui nous attends, merde aux angoisses et amusement à foison. On commence par quoi? Y’a longtemps qu’on a pas fait de courses à cheval, non?”

Dans ses yeux, l’éclat de doute et de tristesse à disparu. Oh, les émotions sont toujours là. Plus loin. Cachées. Niée. Elles reviendront, mais ce sera un souci pour la future Aliénor. Pour le moment, elle voulait juste profiter d’un moment simple et joyeux. Elle se tourne cependant vers son aîné, un instant, ses yeux bleus dans les siens. "Si tu meurs avant cent ans, j'irais pisser sur ta tombe, Gus. Et c'est loin d'etre simple en tant que femme, alors ne m'impose pas ça." La manière d'une petite sœur capricieuse, d'une petite princesse, d'avouer que le monde serait bien moins beau si Auguste Lestrange n'était pas là pour l'illuminer.

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14 Août 1927 • Domaine de Lautrec • @Aliénor Lestrange

Il lui décoche un regard tiède, hausse des épaules. Isabella n’a jamais rien eut d’une idiote, mais Aliénor n’est sans doute pas prête à faire la paix avec le spectre de sa mère, et même s’il y a d’autres raisons à son dédain Auguste n’a pas envie de se lancer dans ce genre de débats. Le reste ? Une fois les négociations conclues, elle peut bien faire ce qu’elle veut avec son futur époux, avant, après ou pendant la cérémonie, peu lui importe. En revanche, la mention d’Arsène instille en lui un semblant de gêne.

“Je ne sais rien des idées d’Arsène au sujet de la consommation d’un mariage avant l’heure, mais de toute façon, c’est Amaury qu’il faudra convaincre, pour le reste une fois le contrat conclut, et du moment qu’il tient, je suppose que des concessions sont faisables dans tous les cas.”

S’il ne s’aventure pas à jauger de la modernité d’Arsène - parce que ce n’est pas sa place – il sait néanmoins qu’il est un homme raisonnable, tant qu’on ne l’irrite ni ne l’insulte. Et selon lui, c’est une fondation plus qu’appréciable pour établir des relations saines. Peut-être pas toujours amicales mais personne n’a prétendu devoir être ami avec l’intégralité de son entourage. C’est en tout cas suffisant pour Aliénor, à son avis, bien qu’encore une fois, c’est elle qui devra en juger et décider.

Il y a plus important, cependant. Plus important en l’instant. Il y a cet échange de vulnérabilité et les peurs d’une sœur qu’il chérît. Des peurs qu’il eut voulu effacer définitivement mais qui semblent impérissable, chaque fois qu’il y est confronté. Un jour, peut-être, Aliénor chassera ces doutes d’une main de maître pour déployer pleinement ses ailes. Il le lui souhaite, bien entendu. Personne ne mérite de vivre en doutant de soit à ce point. Il en sait quelque chose. En l’entendant plaisanter, il n’en sourit pas moins, plisse le nez à la menace de le travestir pour ensuite secouer la tête.

“Dans ton dos à quel sujet ? Ce qui se passe avec les Medici couve depuis des années, c’eut été déclenché exactement de la même façon si Père avait décidé de voler le sandwich favori du vieil Ernesto. Et puis, personne n’a suggéré à Lorenzo d’aller le défier en duel.”

C’est tout de même d’une absurdité sans nom qu’on reproche à Crépus d’avoir tué Lorenzo de Medici – le second – lorsqu'il a simplement obéit aux règles du duel à mort. A quoi s’attendait-on exactement ? A ce qu’il se laisse occire sans rien faire ? Fallait-il être inepte pour penser qu’une décision n’a pas de conséquences, et sans la moindre dignité pour accepter lesdits conséquences lorsqu’elles vous tombent dessus. Mais venant d’un Medici, il est évident que ça ne l’étonne pas réellement, cette engeance a sans doute trop d’ancêtres en commun.

“Vraiment, princesse...”

Mais Aliénor change de sujet et avec un brin de sourire moqueur, il s’exécute, satisfait qu’elle s’accroche à la promesse qu’il lui a faite.

“Que dis-tu de prendre la poudre d’escampette ? Le reste de la famille va passer l’après-midi à discuter à table et franchement, j’en ai eu assez. Allons-nous changer discrètement et prenons de quoi aller jusqu’au fleuve ? A cheval on doit pouvoir en profiter au moins jusqu’au début de soirée par ce temps.”

Maintenant qu’il a lancé l’idée, elle lui plaît. Oui, certes, Crepus sera sans doute contrarié, mais c’est bien sûr rattrapable. Il conserve encore quelques idées pour l’adoucir. Autant les mettre à profit et passer le reste de l’après-midi à se détendre. De toute façon, ce sont des ordres du médecin dans son cas ! Il se redresse et s’apprête à se détourner quand Aliénor reprend la parole, le laissant un instant interdit, l’observant avec de grands yeux devant sa grossièreté, puis parvient à se reprendre et secoue la tête.

“Je vais te laver la langue avec du savoir noir, Mademoiselle ! Attend-voir si je t’attrape !!”

Et il esquissa un mouvement vers elle, bien décidé à lui faire payer ce genre d’horreur avec la pire sentence possible : les chatouilles et le plongeons dans le foin des écuries.