Not broken yet | Alice

La plupart du temps, les journées s’enchaînaient et se ressemblaient pour le médicomage Kim. Tant et si bien qu’il en perdait souvent le fil. Etait-ce le matin, le soir, quand il reçut ce hibou ? Pour autant, il le reconnut assez aisément. Il fallait bien l’avouer, ce n’était pas vraiment comme si beaucoup de ces volatiles venaient frapper à sa fenêtre. Néanmoins, c’était un oiseau rapide qui appartenait à l’Empire des Sens. Après tout, généralement, il fallait que ses interventions soient rapides… C’était d’habitude Gaëlle qui s’occupait des employées de la maison, mais, quelques fois, Jeong était appelé. Elles avaient parfois besoin de ses compétences et connaissances.

Dédaignant les parchemins qui pouvaient attendre, le médicomage passa sa robe de transport par-dessus sa robe de travail. Il n’eut pas besoin de vérifier le contenu de sa mallette ; il s’assurait qu’elle contienne toujours ce qu’il fallait, en toute circonstance, et remplaçait toujours un ingrédient dès qu’il avait été utilisé. Il disparut de son bureau pour réapparaître derrière les barrières magiques du faubourg St Honoré, à quelques pas à peine de l’Empire des Sens. Il n’était pas un grand adepte du transplanage, préférant généralement marcher pour se rendre d’un endroit à l’autre… mais quand l’urgence pointait le bout de son nez, Jeong ne s’encombrait plus de ce genre de frivolités.

Avançant d’un pas déterminé, il poussa la porte de la maison close. Les filles présentes pivotèrent pour observer ce nouveau client, un sourire tout prêt aux lèvres. Ce furent pourtant des chuchotis qui l’accueillirent lorsqu’elles le reconnurent. Elles avaient pris l’habitude de l’appeler M. Grincheux. Peut-être parce qu’il ne se laissait jamais distraire des tâches qu’il était venues accomplir. Jeong se savait bel homme… mais la femme qui réussirait à percer son épaisse carapace ne semblait pas être encore entrée dans sa vie. Il n’eut pas à prononcer le moindre mot, et une employée plus âgée vint à sa rencontre en descendant les marches du fond. Médicomage Kim, par ici, s’il vous plaît.

Jeong traversa la pièce à de grandes enjambées et suivit la sorcière vers l’étage. Elle s’arrêta devant une porte fermée. C’est Mademoiselle Alice… précisa la prostituée. Jeong hocha une fois ma tête et posa la main sur la poignée. Avant d’entrer, il se tourna vers sa guide. Je vous ferai appeler si j’ai besoin de quoi que ce soit. Sur ces mots, le médicomage poussa la porte et fut accueilli par un aboiement. Il ne s’en offusqua guère et se dirigea vers un coin de la pièce. Il posa sa mallette sur une petite table et farfouilla à l’intérieur en quête d’une bougie. Celle-ci était d’un bleu clair zébré de blanc et de noir. Guérison. Purification. Transformation. Il l’avait entourée d’une épluchure de pomme et d’éclats d’améthyste, pour la renforcer. D’un mouvement souple de sa baguette, il alluma la mèche et la laissa diffuser une douce odeur dans la pièce pendant qu’il cherchait le reste de son matériel. Il gardait un œil sur le berger suisse. Bien que calme en d’innombrables circonstances, Jeong n’était pas inconscient non plus. Il estimait plus prudent de ne pas regarder la jeune Maledictus dans les yeux… Du moins pour l’instant.

L’odeur de la bougie fait son effet, et Jeong n’entend plus les aboiements du chien. Il lui tourne à moitié le dos, ses gestes restant précis et calmes alors qu’il fouille dans sa mallette. Il n’avait guère l’habitude de soigner des animaux – qu’ils le soient vraiment, ou simplement des sorciers maudits –, mais il savait que face à l’agitation et à la violence, répondre sur le même ton n’était jamais bénéfique. Et il en avait eus, des patients agités et violents. Les poisons faisaient parfois faire bien des choses à leurs victimes… sans oublier les quelques rares soldats de la Guerre qui s’offusquaient qu’un homme de ses origines pose la main sur eux pour les soigner. Certains préféraient même mourir plutôt que de recevoir son aide… Jeong ne comprendrait décidément jamais le racisme.

Le médicomage finit par sortir quelques plantes de sa mallette, ainsi qu’un mortier et un autre bol. Il réduit en poudre les plantes, avant de les mélanger avec un peu de rosée dans le bol. Sa baguette s’agita au-dessus, alors qu’il murmurait un sortilège pour activer les propriétés magiques de sa décoction. Il l’utilisait régulièrement pour ses patients atteints de démence à cause d’un empoisonnement, et cela les ramenait efficacement à la réalité. Cela permettrait sûrement à l’esprit d’Alice de faire la part des choses et de reprendre des forces, de reprendre le dessus.

Jeong finit par pivoter et faire face au berger suisse, recroquevillé dans un coin. Loin de chercher à s’approcher, le médicomage s’assit à même le sol, posant le bol à côté de lui. Bonjour, mademoiselle Alice. Je vois que vous êtes agitée aujourd’hui. Il tendit la main, paume vers le haut, toujours à une distance respectueuse. Il laisserait l’animal s’approcher à son rythme. Le but n’était pas de la brusquer un peu plus. Assurément sa malédiction s’était éveillée suite à un événement plus ou moins traumatique, qu’il ne cherchait pas à reproduire. Vous n’avez rien à craindre de moi. Je suis un médecin, tout comme Mademoiselle d’Adhémar. poursuivit-il d’une voix calme et douce, teintée de ce léger accent qui trahissait tout autant que son visage ses origines. Nous avons d’ailleurs eu de nombreuses fois l’occasion de travailler ensemble par le passé. Nous avons partagé les mêmes horreurs, étalées sous nos yeux… Il était rare que le médicomage ne s’ouvre sur son passé, mais il laissait les mots sortirent, presque pensivement, alors qu’il ne croisait presque pas le regard du berger suisse.

De sa main libre, il poussa vers l’avant le bol avec la décoction. Si vous êtes là, quelque part, Mademoiselle Alice, ce mélange permettra de trouver un peu de repos, de calmer vos nerfs. Il marqua une pause, et eut un léger sourire. Bien que je sois certain que lesdits nerfs aient été agités pour une très bonne raison, n’avez-vous pas à cœur la sécurité et la protection de vos… amies ? de vos… soeurs ? Même si Jeong n’était guère un habitué des maisons closes – pas du tout même –, il n’était pas sans s’imaginer que ces femmes ainsi rassemblées sous un même toit devaient prendre soin les unes des autres, au moins un petit peu. Le danger est passé. Il est temps maintenant pour vous de revenir à vos sens, afin que les autres puissent vous soutenir à leur tour.

Il parle et le berger suisse reste calme, comme s’il l’écoutait. Il note une compréhension certaine dans le regard à l’annonce du nom de Gaëlle. Au moins réussit-il à l’atteindre ainsi. Le bol avancé vers l’animal, Jeong attend patiemment. Plus vite qu’il ne se l’était imaginé, le chien se lève et s’avance. Une première lampée, puis une seconde, et bientôt, la fourrure disparaît pour une peau diaphane. Une peau si pâle sur laquelle se détache bien trop les marques peintes de bleus, de violets, de verts, de jaunes.

La mâchoire de Jeong se crispe. Il détourne les yeux, non pas pour nier l’évidence des coups que la jeune femme a reçus, mais pour lui offrir un peu de pudeur, même si son oeil est celui d’un médecin et non pas celui d’un homme à cet instant. Se redressant, sans un mot, il détache sa cape pour la draper sur son corps tremblant, avant de retourner vers sa malette. Il y farfouille de nouveau, le regard sombre. S’il y avait bien une chose qui pouvait le rendre mauvais, c’était que l’on s’en prenne à plus faible que soi. Sa langue le démangeait de demander le nom de l’homme qui lui avait infligé ça. Ah… le doux, le gentil Jeong… Les fioles délicates passent les unes après les autres sous ses doigts. Certaines, mélangées aux mauvais ingrédients, pouvaient se faire poisons plutôt que remèdes. Il y avait des fois, lorsqu’il voyait de quelle cruauté était capable l’humain, où il avait envie de passer de l’autre côté… Mieux valait ne pas contrarier un maître des potions et des plantes…

Le médicomage prend une inspiration quelque peu tremblante tant ses mâchoires étaient encore serrées, et il trouve enfin le pot qu’il cherchait. Il revient vers Alice, toujours avec cette douceur et cette prévenance. Il lui tend délicatement le bocal. Tout va bien, Mademoiselle Alice… L’étiquette qui ornait le pot indiquait un baume contenant un mélange à base d’arnica, hélichryse, pâquerette et camomille. Cela apaisera la douleur… ajoute-t-il. Il évitait de croiser le regard de la jeune femme, car il se savait incapable de dissimuler la rage qui couvait dans ses prunelles.

Il se dirige vers la porte de la pièce et l’entrouvre. Pouvez-vous préparer une boisson chaude pour Mademoiselle Alice, s’il vous plaît ? Et lui ramener des vêtements ? Merci. demande-t-il à la sorcière qui attend de l’autre côté du battant. Jeong ne savait pas quels étaient les goûts de la jeune maledictus, mais il était persuadé que ses camarades les connaissaient, alors il préférait leur confier cette tâche. Il revient ensuite près d’Alice et s’assit à ses côtés, à une distance respectueuse. Y a-t-il des plaies qui nécessitent une attention plus particulière ? demande-t-il doucement. Parfois, les coups ne laissaient pas que des bleus, et fendaient la peau… et Jeong préférait envisager une potentielle infection… Si la Guerre avait fait naître nombre d’horreurs, elle avait aussi permis plusieurs découvertes et avancées en médecine…