Voltiflor ou filet du diable ? | PV Jeong [TW : enfants malades]

Cette journée avait tout d’une journée banale et typique à l’Hôtel-Dieu. Jeong se trouvait dans son bureau, perdu sous une montagne de parchemins à signer et à lire. Perdu n’était en soi pas le terme le plus adéquat, parce que le médicomage naviguait dans cette mer de papier avec aisance et efficacité. Seul le nombre pouvait paraître, à un œil extérieur, des lames de fonds qui auraient pu l’emporter. Ca aurait été mal le connaître, mal connaître ses habitudes de travail et sa rigueur. Depuis qu’il avait obtenu le poste de guérisseur en chef, Jeong voyait quand même moins de patients. On l’appelait parfois sur des cas qui demeuraient des mystères pour ses collègues, ou pour des urgences qui demandaient une réaction rapide et juste… et, il devait bien l’avouer, ça lui manquait d’aider concrètement les autres… Néanmoins, il avait un goût prononcé pour l’organisation et l’ordre… Additionné à sa précision, ça faisait de lui quelqu’un de redoutable pour ce genre de tâches administratives. Après tout, il n’aurait pas accepté ce poste s’il ne s’en sentait pas capable, ni s’il n’avait pas pu en tirer une certaine satisfaction. Jeong n’était pas du genre à s’encombrer de ce qui ne lui plaisait guère… Sauf quand on parlait de sa santé mentale qu’il rechignait à améliorer.

Il mâchouillait distraitement l’extrémité de sa plume quand on frappa à la porte de son bureau. Celle-ci était toujours ouverte, mais il était souvent tellement concentré qu’il ne remarquait même plus les allées et venues dans le couloir. Oui ? demanda-t-il sans même lever les yeux du parchemin qu’il étudiait. Quelqu’un vous demande dans l’aile des enfants malades, Docteur Kim. L’infirmière ne s’était pas encombrée de formules de politesse à rallonge. Elle savait qu’elle n’en avait pas besoin avec lui. Il leur avait vite appris à, certes lui témoigner le respect dû à sa position - tout comme il les respectait lui aussi -, mais aussi à ne pas perdre de temps avec tout cela. Aller droit au but. Les secondes étaient parfois précieuses dans leur métier. Cette fois, il leva la tête. Une certaine lueur éclaira son regard, mais il se contenta de hocher la tête. Merci. Je m’y rends de suite. L’infirmière s’éloigna sans un mot de plus. Assurément, il lui restait encore du travail.

Jeong finit la lecture de son parchemin et apposa sa signature avant de l’enrouler sur lui-même. Quittant sa chaise, il se redressa. Qu’on l’appelle dans l’aile des enfants malades n’était pas une chose si surprenante que cela. Il avait l’occasion d’y aller quelques fois dans l’année. Sa spécialité en plantes et potions était souvent d’une grande aide aux autres médicomages de l’hôpital. Mais, à cette aile en particulier s’ajoutait une visite plus agréable que les autres. Rajustant sa robe de médicomage quelque peu froissée et de travers après des heures passées sur son siège, Jeong s’interrogea sur la requête. Etait-ce l’un de ses collègues, ou bien Madame de Medici était-elle de passage ?

Il quitta son bureau, retenant un certain empressement. Il appréciait la compagnie de la sorcière tout autant que de voir un sourire sur le visage des enfants. C’était agréable de se sentir utile sans avoir à remplir des parchemins ou à traiter des patients. Il passa rapidement devant une pièce, avant de revenir sur ses pas. Il s’y engouffra rapidement et récupéra un pot rempli de fleurs jaunes. Celles-ci klaxonnèrent alors qu’il les dérangeait, mais se calmèrent rapidement. Peu importe si c’était un collège ou Madame de Medici qui requérait sa présence, les enfants appréciaient toujours les plantes un peu rigolotes. Alors quoi de mieux que des jonquilles qui feraient sursauter les infirmières ?

Ce fut donc avec un sourire enfantin que Jeong arriva dans l’aile des enfants malades. Il avait à peine poussé la porte qu’il fut entouré par une marée de petits sorciers - ceux qui n’étaient pas trop gravement touchés. Son sourire s’élargit. Regardez donc ce que je vous ai ramené ! Il tendit le pot de jonquilles au plus petit des enfants. Les fleurs braillèrent d’être chahutées dans tous les sens, et elles tirèrent un rire au médicomage. Doucement ! Sinon elles ne voudront pas vous aider à faire sursauter les infirmières ! Il adressa un clin d’oeil aux enfants et releva les yeux, à la recherche de la personne qui avait réclamé sa venue. Il chassa les mèches un peu trop longues qui tombaient devant son visage et avisa un peu plus loin une chevelure blonde associée à une tenue qui ne ressemblait pas à celle des médicomages.

Ébouriffant les cheveux de quelques petits patients, Jeong se fraya un chemin pour s’approcher de la visiteuse. Il s’inclina légèrement. Il avait beau avoir quitté son pays d’origine il y avait près de 25 ans, certaines habitudes ne se perdaient pas. Madame de Medici. la salua-t-il. C’est, comme toujours, un plaisir de vous voir ici. Est-ce vous qui avez réclamé ma venue ?

Nous avons eu la même idée pour égayer un peu ce dortoir, quoi que vous de manière beaucoup plus divertissante. Voyez comme vos fleurs me volent la vedette ! Jeong eut un doux sourire. N’ayez crainte, je suis persuadé qu’ils retiendront bien mieux l’éclat de vos sourires que celui des jonquilles. la rassura-t-il. Les enfants aimaient certes les présents, et s’amuser, faire du bruit et rire, mais – c’était d’autant plus vrai dans un hôpital – ils retenaient surtout l’amour qu’on leur portait. Et, de part ses visites régulières, Madame de Medici faisait bien plus de bien que n’importe quel jouet. Elle leur prouvait qu’elle tenait à eux, et ne les voyait pas comme des malades, des pestiférés, des patients. Jeong était persuadé qu’ils la préféraient à lui… N’était-il pas, au final, qu’un médicomage de plus ? Même s’il n’était pas en charge de leur quotidien.

Médicomage Kim. Il ne releva pas le sourire qu’il devinait au coin de ses lèvres. Il savait qu’il voyait ici une autre facette de la sorcière. Après tout, ne s’étaient-ils pas en premier lieu rencontrés lors des galas de charité organisés pour l’Hôtel-Dieu ? Là, elle apparaissait comme une dame inaccessible au bras de son époux. Presque comme un bijou, une montre, que l’on ne sort qu’à l’occasion de grands événements et qui restent dans leur écrin le reste du temps. Ici, Jeong la trouvait plus libérée des carcans de la haute société. J’ai apporté ce voltiflor, ou du moins je l'espère, car j’ai besoin d'être certaine qu’il ne s’agit pas d’un filet du diable. Ces plantes se ressemblent tellement. Le sourire du médicomage s’étira un peu plus. En effet, les deux plantes pouvaient facilement être confondues. Il suivit la visiteuse jusqu’à la fenêtre, où elle avait installé le pot. Le doigt qu’elle passa sous une des vrilles ne se fit pas attaquer, mais un filet du diable réagissait surtout à des mouvements brusques. Je ne souhaite que le meilleur pour mes petits protégés.

Jeong se pencha en premier lieu vers les vrilles émeraude, pour les observer avec attention. A son tour, il effleura leur surface, doucement. Elle était lisse, presque douce, mais ça ne voulait rien dire. Poursuivant son exploration, il glissa son doigt vers le cœur de la plante et exerça une légère pression. Celle-ci remua quelque peu, semblant vouloir se secouer comme l’aurait fait un saule cogneur à la fin de l’automne, mais sans plus. Et comme vous êtes le meilleur médicomage de cet établissement, il m'a semblé naturel de vous demander. J'espère ne pas vous avoir dérangé ? Uhm… lâcha le médicomage, laconique, déjà complètement absorbé par son étude. On ne le refera pas. Il se redressa, et tourna son regard vers les enfants toujours agglutinés autour du petit Ismaël et des jonquilles. Thaliana ? Pourrais-tu m’apporter ton doudou s’il te plaît ? Il n’avait pas haussé la voix, et pourtant, la petite sorcière aux longs cheveux sombres et aux grands yeux olive, s’approcha. Mon doudou ? demanda-t-elle d’une petite voix. Le médicomage s’accroupit à sa hauteur et lui sourit doucement. Ne t’inquiète pas, je ne l’abimerai pas. Je te le rends dans un instant.

Après une hésitation, la petite lui tendit une toute petite poupée qui semblait avoir bien vécu. Cette dernière se mit à agiter bras et jambes sous l’action de la baguette du guérisseur en chef qui la dirigea vers le voltiflor. Pendant que le doudou remuait au creux de la plante, Jeong observait, un bras pourtant passé autour de l’enfant malade, qui s’accrochait à sa cape avec de l’inquiétude dans le regard. Les secondes s’écoulèrent sous le regard attentif du médicomage, et la plante finit seulement par venir tapoter la poupée, avant de s’amuser à la faire sauter comme si elle se trouvait sur un trampoline. Rien à voir avec l’étreinte mortelle d’un filet du diable.

Jeong eut un sourire resplendissant et se tourna vers la petite Thaliana, qu’il hissa sur sa hanche avant de quitter sa position accroupie et de la rapprocher de la plante. La poupée flotta jusqu’à ses petites mains tendues. Tu vois, tout va bien ! déclara-t-il, avant de croiser le regard de Madame de Medici. Ses paroles semblaient aussi bien s’adresser à l’une qu’à l’autre, même si Jeong n’aurait jamais osé utiliser une telle familiarité avec la mécène de l’hôpital. Il cligna des yeux un instant, se rappelant enfin des paroles qu’elle lui avait adressées pendant qu’il inspectait la plante. Ne vous inquiétez pas, je n’étais occupé par rien de bien urgent, rien qui ne puisse pas attendre quelques heures. Il jeta un coup d'œil au voltiflor. N’ayez crainte, vos petits protégés sont en sécurité.

Il redéposa la petite sorcière au sol et la laissa rejoindre ses camarades. Avez-vous déjà fait le tour de tous les lits ? demanda-t-il. Tout comme Agnes, Jeong savait bien que ceux qui étaient à côté d’eux étaient ceux qui souffraient le moins. Il y en avait bien d’autres qui n’avaient pas autant de chance. Son regard se tourna vers la partie de l’aile un peu plus reculée… Il y avait encore des maladies pour lesquelles les sorciers se retrouvaient démunis… Le soupir qui franchissait ses lèvres s’interrompit alors que les jonquilles poussèrent un klaxon plus retentissant que les autres qui le fit sursauter. Le cœur du médicomage s’emballa soudain, et il ferma les yeux pour essayer de le calmer, seule preuve du trouble qui l’habitait. Il n’avait pas vraiment réfléchi quand il avait choisi ce présent pour les enfants… Il n’avait pensé qu’à leur joie toute innocente, pas à lui… Encore une fois.

Je suis soulagée. Jeong lui adressa un doux sourire avant de fermer les yeux quand les jonquilles pétaradèrent soudainement plus fort. Ce n’était pas vraiment le moment… Même s’il n’était pas de ces hommes qui estimaient qu’il faille cacher ses faiblesses pour être viril – d’autant que Jeong se fichait pas mal d’être viril ou non –, le médicomage préférait se montrer fort et souriant pour les petits patients. Il ne désirait pas qu’ils s’inquiètent pour lui. Doucement les enfants, douuuucemeeent. Et je vous raconterai l'histoire du jour où ma sœur Magdalena a transformé la tête de notre autre sœur Lucrezia en théière, elle était aussi rigolote que le sorcier-citrouille. Les enfants se calmèrent, et Jeong rouvrit les yeux et esquissa un sourire reconnaissant à la mécène de l’hôpital.

La jeune femme s’appuya contre la vitre et parut moins assurée. Jeong redouta les nouvelles qu’elle avait à lui annoncer. Cordelia est de nouveau alitée. Son état semble plus dégradé que lors de sa dernière rechute en juin dernier, bien pire, pour être tout à fait honnête. Le médicomage plissa les lèvres et ses yeux se tournèrent vers le lit dissimulé par un rideau. Fronçant légèrement les sourcils, il se demandait s’il pouvait faire quelque chose. Il n’était pas expert en dragoncelle… Sa famille est avec elle en ce moment, ils ne quittent plus son chevet. Pouvait-il proposer une sorte de tonique ou de calmant à la famille ? Il n’était pas le médecin traitant de Cordelia… Il se voyait mal intervenir, d’autant qu’il les connaissait assez peu. Peut-être ne voulaient-ils pas noyer leur douleur. Parfois, la ressentir pleinement aidait plus que l’inverse. Ah ! Qui était-il pour juger de l’état émotionnel des autres… Il ne savait même pas gérer correctement le sien.

Lorsqu’il se tourna de nouveau vers Madame de Medici, il avisa son regard brillant. Elle souriait pourtant toujours aux enfants qui venaient parfois les voir pour un mot, une caresse. Elle finit par croiser à nouveau ses prunelles, et le médicomage sentit son cœur se serrer. Il n’aimait pas voir la tristesse et l’impuissance dans ses iris. Je crains qu'il soit impossible de ne pas m'inquiéter pour elle, pour tous en réalité. Je serai toujours inquiète, je l’étais déjà avant de faire leur connaissance. C’est à la fois le sacrifice et le privilège de toute femme depuis la naissance de notre premier enfant. Il hocha la tête. Il ne pouvait que tenter d’imaginer. Il avait pu s’inquiéter pour de nombreux patients, mais son approche était souvent méthodique et rigoureuse. Même s’il appréciait ses visites dans l’aile des enfants malades, Jeong aurait été bien incapable d’y travailler… Il n’aurait certainement pas pu résister à échouer de les soigner… Alors imaginer ce que ce devait être de voir son propre enfant ainsi… ça lui était difficilement concevable, difficilement imaginable… D’autant qu’il n’avait jamais eu de partenaire avec qui il aurait pu songer à avoir des enfants… Combien de fois sa mère avait-elle déploré qu’il se donne autant à ses études et à la médicomagie qu’il en oubliait tout le reste.

J'apprécie le sens que vous donnez à mes sourires, mais pour les enfants ce sont ceux d’une gentille passante. Je leur tiens juste compagnie. Ce n’est rien comparé à vous. Un autre sourire doux étira les lèvres du médicomage. S’il vous plaît, ne sous-estimez pas leur impact sur eux… Ils leur offrent quelque chose que, parfois, nous autres médicomages ne parvenons plus à leur donner… Il marqua un pause. L’espoir. Et l’espoir était plus précieux que tout. Les médecins pouvaient essayer de les rassurer, de les apaiser, mais l’espoir, c’était une toute autre chose… Madame, vous n’êtes pas qu’une simple passante pour eux… ni pour les autres personnes présentes ici… ajouta-t-il. Il ne se rendait pas très régulièrement dans cette aile, mais il était presque sûr qu’elle était la seule à venir les voir, en dehors du personnel de l’hôpital et de leurs familles. Et elle illuminait les visages à chacune de ses venues. Ce n’était pas rien.

Il resta silencieux un instant, se perdant dans les iris clairs de la sorcière. Il sursauta de nouveau, avec plus de force, lorsque les jonquilles émirent plusieurs éclats tonitruants et rapprochés. Comme un animal surpris, ses prunelles s’écarquillèrent alors que son visage pivotait vers la source du bruit. Sa respiration s’accéléra autant que les battements agités de son cœur. Si son cerveau enregistra que ce n’était que les fleurs que lui-même avaient ramenées aux enfants, son organisme ne sembla pas vouloir s’apaiser pour autant. Il ferma à nouveau les yeux et se détourna vers la fenêtre pour éviter que les petits patients ne le voient ainsi.