Sous un ciel d'Octobre

20 Octobre 1927 • Paris • @Tatiana du Cirque

Voilà quelques jours qu’il a fait parvenir à sa protégée une courte missive lui demandant de se rendre disponible le jeudi 20 afin qu’ils puissent adresser certaines des nécessités de leur contrat et lui assurant qu’il paiera pour toute prestation qu’elle pourrait ainsi manquer. Et à l’heure dite, en après-midi, il vint se garer dans un parking privé proche du canal Saint-Martin avant de poursuivre à pied, abordant le cirque avec ce qui se rapproche le plus de la sobriété pour ses moyens. Il l’attend en extérieur, profitant du froid et de la sécheresse du vent d’hiver balayant les grandes rues parisiennes, mains dans les poches et cheveux ondoyant dans le vent.

S’il est impensable de le lui avouer, Auguste est néanmoins enchanté à l’idée de revoir Tatiana. Et pas uniquement parce que sa présence semble aisément balayer ses soucis. Sa fraîcheur piquante change agréablement des aboiements dont une certaine Bretonne s’échine à l’ennuyer ou de l’attitude de madone de Galatée, toutes deux intéressantes, mais toutes deux plus promptes à le rappeler à son statut. Et il a bien besoin de pouvoir travailler sur autre chose que ses soucis, si promptes à lui revenir dès qu’il met un pied à Paris. Ici, il y a Nikolaï, le palais, le Ministère et la presse, le cœur mondain de la France qui ne cesse de le mirer depuis des mois.

Peut-être s’autorisera-t-il une visite du Louvre dans les jours à venir ?

Mais pour l’heure, il a bien assez pour s’occuper, avec la silhouette de Tatiana qui s’approche, lui arrachant un regard amusé, quoiqu’il n’en montra rien de plus. Il a hâte de la revoir, oui, mais il a également hâte de pouvoir contempler ses réactions au planning qu’il a prévu. Lorsqu’elle arrive à sa hauteur, il esquisse tout d’abord un geste pour lui faire un baise-main et doit se retenir de justesse, ne souhaitant pas attirer l’attention sur elle plus que nécessaire, au moins ici et pour le moment. A terme, bien entendu, son but est de faire tourner tous les regards vers elle dès son entrée dans une pièce et avoir son nom sur toutes les lèvres.

“Bonjour, Mademoiselle. Comment allez-vous ?”

Ne voyant aucune raison de rester plus longtemps planté sur place, Auguste lui offrit son bras et commença à la guider hors du cirque. Autours d’eux, Macha, son croups croisé doberman, va et vient avec enthousiasme, se plaisant à renifler attentivement les jupes de la jeune femme. Ayant insisté pour sortir seul, la présence de son compagnon à quatre pattes lui est obligatoire, en lieu et place d’un garde du corps. On ne sait jamais ce qui peut se profiler à Paris. Après tout, la grande dame n’est-elle pas la capitale du vice ? Et les Medici traînent souvent là où le vice s’accumule. Hors il ne veut pas de cela pour Tatiana.

“Voulez-vous faire un arrêt pour prendre quelque chose à boire avant notre première escale ?”

Il a, après tout, prévu leurs arrêts avec souplesse, pour lui éviter toute anxiété inutile.

20 Octobre 1927 • Paris • @Auguste Lestrange

Dès l'instant où elle avait reçu la courte missive, les jours lui avaient paru interminables. Comme une vieux chewing-gum sous une semelle par jour de forte chaleur : elle n'en voyait pas le bout et piétinait presque d'ici à son rendez-vous avec Auguste. Et quand le jour J arriva enfin, l'oiselle passa un temps fou à se préparer. C'était même pire que ses rencontres avec Alekseï ! Contrairement au russe qui avait parfaitement connaissance de ses misères au sein du Cirque, le noble ne pouvait que s'en douter et Tatiana ne voulait pas lui confirmer l'ombre d'un de ses doutes.

Elle n'oserait certainement plus le regarder en face sinon. Alors elle s'habilla de ses vêtements les plus récents et les plus propres, se coiffa les cheveux pour se donner une fausse coupe garçonne, se couvrit le chef d'un petit béret de laine beige piqué de quelques petites plumes sur le côté et s'enroula dans une large écharpe de la même laine épaisse et chaude. Avec un maquillage discret et une jupe qui arrivait à ses genoux, des collants épais et un chemise boutonné jusqu'au cou avec un long manteau de feutrine cintré à la taille, Tatiana passait pour une parfaite petite parisienne.

Avisant l'heure, elle attrapa son sac à main et s'empressa de quitter le village des circassiens. Elle embrassa sa mère adoptive sur le chemin, lui promettant de ne pas rentrer trop tard et se fit violence pour ne pas trottiner jusqu'à l'entrée du Cirque. Là, elle n'eut aucun mal à reconnaître l'élégante silhouette d'Auguste Lestrange et elle l'approcha avec un fin sourire, ses yeux trahissant bien plus aisément son bonheur à le retrouver. L'amorce du geste, immédiatement avorté, manqua de la faire rire aux éclats mais à la place elle se mordit l'intérieur d'une joue et lança d'un ton guilleret :

"- Fufufu... Vous savez, dans la classe moyenne française, un monsieur salue une dame soit d'un léger soulèvement du chapeau ou du béret, soit d'une simple poignée de mains."

Elle lança un coup d’œil éloquent à la tête nue du jeune noble avec ses cheveux taquinés par le vent, et ce fut parée d'une exquise petite expression mutine que l'oiselle lui tendit sa main sans ajouter le moindre commentaire. Ils ne s'étaient pas vu depuis une bonne quinzaine et ses manières policées -entre autre chose- lui avaient terriblement manqué. Elle lui attrapa donc sa dextre, retenant un nouveau gloussement amusé à prendre ainsi les initiatives et s'efforça de répondre avec autant de sérieux qu'elle en avait reçu quelques secondes plus tôt :

"- Bonjour, Mondamoiseau. Je vais très bien ! Merci de vous en enquérir. Et vous-même ?"

Tatiana relâcha sa main, mordant légèrement sa lèvre pour ne pas rire et risquer de le vexer. Ce n'était pas bien méchant comme taquinerie, mais elle ne connaissait pas encore suffisamment les humeurs de son mécène pour se permettre ouvertement de l'embêter. Titiller ce gentilhomme, chercher à le faire sourire ou entrer dans son jeu incessant de moqueries espiègles et -grâce aux cours reçus- de plus en plus spirituelles, était devenu un jeu pour la jeune sorcière. Un exercice mental aussi, en quelque sorte.

Sans se faire prier, elle prit son bras après avoir chassé la truffe glacée de Macha qui se collait parfois un peu trop à ses collants et lui donnait de terribles frissons. Elle était suffisamment frileuse ainsi ! Elle n'avait pas besoin de ça. De sa main libre, elle tira un peu sur son écharpe pour couvrir sa gorge et une partie de son visage, le nez blottit dans la grosse laine. Son béret souple, lui aussi tricoté, fut abaissé sur la pointe de ses oreilles déjà rougies par le vent.

“Voulez-vous faire un arrêt pour prendre quelque chose à boire avant notre première escale ?”
"- Voulez-vous en faire une tradition à chaque fois que l'on se rencontrera ?" Répondit-elle du tac au tac. Ses yeux brillèrent d'anticipation à cette idée. Un sourire vint fleurir sur ses lèvres rosées. "Nous pouvons même pousser plus loin et s'essayer à de nouvelles expériences à chaque fois !"

Immédiatement son regard se mit à survoler les devantures des innombrables boutiques qui se déroulaient en une succession de couleurs et de parfums, tout le long du canal. Et puisqu'ils avaient encore un peu de marche avant de se décider sur leur breuvage ou d'ici à ce qu'ils rejoignent la voiture d'Auguste, Tatiana décida de s'essayer à un nouvel exercice : faire la conversation.

Mais pas n'importe comment : d'une façon qui se devait aussi naturelle que mondaine. Elle avait après tout énormément étendu sa culture générale ces dernières semaines, un sujet d'étude qu'elle prenait très au sérieux et qui l'occupait bien dans l'attente de ses autres leçons.

"- Il y a beaucoup de variétés de café dont j'ignore tout. Il paraît que l'Afrique s'est récemment lancée sur le marché, essayant de concurrencer le géant brésilien..." Tatiana coula un regard discret vers son mécène et poursuivit d'un ton léger : "Avez-vous déjà eu l'occasion de goûter à des grains robusta issus de Madagascar ?"

Un poids contre sa cuisse lui fit baisser le nez vers la silhouette musclée du croups et elle lui caressa la nuque avec un petit sourire. Pressée entre deux gardes du corps, que pouvait-il bien lui arriver ? Son pas se fit plus léger, réellement heureuse d'être sortie du Cirque et de pouvoir se projeter vers son avenir qu'elle entrapercevait de façon radieuse. Enfin ! Et s'en alla ainsi sa bonne résolution de faire une conversation mondaine.

"- Vous avez meilleure mine." Qu'elle déclara d'une voix douce, l'air de rien. Réalisant que cela pourrait paraître déplacé, elle enchaîna : "Et vous m'en voyez ravie ! Moi qui pensait devoir encore me transformer en lapin pour jouer les coussins relaxant sur vos cuisses..."

Fit-elle avec un petit soupir volontairement dramatique, roulant des yeux par la même occasion alors qu'elle essayait de noyer le sérieux du sujet avec une note qu'elle espérait humoristique. Puis elle sembla se rappeler de quelque chose et de sa main libre, elle lui tapa doucement l'épaule.

"- Oh mais dites ! Qu'est-ce que vous entendez par : 'première escale' ? Vous envisagez d'en avoir combien exactement ?!"

Elle le fixa de ses grands yeux bleus et, dans le fond de ses prunelles, brillait cette lueur familière et espiègle. Elle n'était nullement fâchée de l'idée, juste curieuse.

"- Qu'avez-vous donc au programme, monsieur Lestrange ? Je vous préviens : si c'est un nouveau tour chez le notaire, je prends votre chien et je m'enfuis illico dans les jardins !" Elle fit une petite grimace qui constituait à loucher légèrement avec un nez plissé et des sourcils froncés. "J'ai bien cru m'endormir à l'écouter commenter toutes les closes de notre contrat... Ugh ! Je me croyais de retour sur les bancs de Beauxbâtons durant les cours d'Histoire sorcière."

20 Octobre 1927 • Paris • @Tatiana du Cirque

S’il se garda de grimacer ouvertement, bien trop éduqué pour laisser voir le fond de sa pensée, Auguste ne se permit pas moins un léger arc du sourcil, tout pétrit de circonspection. Non qu’il réfuta les faits, en particulier venant d’elle, qui ne trouverait nullement son compte en mensonges gratuit et dont l’expérience le dépassait, en la matière, mais c’est une chose que de le reconnaître et une autre d’y souscrire. Une poignée de main ? Sérieusement ? Et puis quoi encore ? Une danse enroulée dans du jambon ?

“Certes. J’adresserais mon absence de couvre-chef la prochaine fois.”

Au loin retentirent les grincements et les ronronnements d’une machinerie de fête, le tintement d’une cloche pour l’un des bateaux traversant le canal et les exclamations de plusieurs individus anonymes. Traditionnelles clameurs du Saint-Martin mais la distraction fut suffisante pour que Tatiana puisse lui attraper la main sans qu’il ne l’anticipe. Un bref instant, tout son corps se crispa violemment, avant que son esprit ne rattrape la course folle de ses réactions et ne les apaise. Cette jeune femme n’a jamais rien fait qui mérite une telle garde.

Expirant silencieusement par le nez, dont les ailettes frémissent, il se relaxe quelque peu, la laissant faire, mais la mine dépourvue de tout jeu, si elle reste également vierge de toute inimitié.

“Bien. Merci.”

La réponse est automatique, suffisamment rouée pour paraître parfaitement naturelle quoi qu’il puisse se trouver sous le vernis. Il est son mécène, pourquoi devrait-il répondre autre chose ?
De toute façon, elle n’est pour rien dans ses problèmes ou les blessures qui en découlent.

Lui offrant son bras, il la conduit vers la sortie du Cirque, le long d’une large voie pavée et entretenue par les agents circassiens depuis leur installation. L’enthousiasme de Macha à découvrire chaque centimètre de Tatiana vint rapidement adoucir les derniers débris de sa tension jusqu’à les effacer, le laissant de nouveau libre de pleinement profiter de tout le positivisme que la jeune femme transporte avec elle en dépit de ses propres difficultés. Entre Tatiana et Macha, il ne doute guère de passer une bonne journée, peu importe les impondérables.

Voulez-vous en faire une tradition à chaque fois que l'on se rencontrera ? L’idée lui plaît immédiatement, sans même avoir besoin d’y réfléchir.

“Si les circonstances le permettent, j’en serais ravi.” assure-t-il, non sans que sa mire ne s’éclaire davantage.

L’idée que ce soit à lui de faire une telle proposition, non à la jeune femme, le tracasse un soupçon, grattant à l’arrière de ses pensées. Il est rouillé. Socialement rouillé. Sans doute est-ce plus que temps pour lui de se remettre en selle pour l’hiver, il y a beaucoup à faire et pas le temps de trébucher.

Leurs pas les mènent enfin hors du cirque, puis de la foire, et le long du canal, bordé de bâtiments hauts en couleurs et d’allures comme de couleurs plus variées, offrant une façade beaucoup moins policée et uniforme que celles des grands quartiers. De façon fort surprenante, elle en retire néanmoins un charme certain, une personnalité qui ne manque pas de l’inciter à plus de créativité qu’elle ne le rebute par son manque de faste. Serait-il encore capable de passer pour un simple marin si la fantaisie lui prenait ? Pouvoir visiter sans que les locaux soient sur leurs gardes ?

“Hm ? Le café ?”

Il cligne des yeux, arrache difficilement son attention des façades pour observer Tatiana. Pourquoi parlent-ils de cafés, instamment ? Ah oui, il lui a proposé de boire quelque chose et oui, Auguste, le café, ça se boit.

“Oui, j’ai testé certaines productions.”

Est-ce un intérêt spécifique de la part de Tatiana ou bien a-t-elle choisi le sujet au hasard dans tous ceux à sa portée ? Il n’a pas le temps de lui demander, cependant. Plutôt que de s’en offusquer, il choisit d’hausser du sourcil à la mention de sa forme d'animagus et glisse, non sans une forme de dépit railleur :

“Il me semble pourtant que je vous eut invité à vous retransformer dans l’habitacle de ma voiture la dernière fois. C’est vous qui avez élu domicile sur ma personne ! Sans compter que j’ai retrouvé des poils blancs partout sur mon pantalon et mon manteau. La prochaine fois, je prévoirais une brosse.”

Ne poussant pas plus loin la plaisanterie, cependant, Auguste n’hésita pas lorsque le sujet vint à changer. Surtout que cela lui permet enfin de taquiner la jeune femme à son tour.

“Oh je n’en doute pas un seul instant ! Si cela peut vous rasséréner, moi aussi, cela me lasse. Le travail administratif est nécessaire mais éreintant.”

Il ne répondit pas au reste, pas tout de suite. L’idée, c’était de la faire lanterner encore un peu, et cette fois, ses babillages lui sont utiles car il a bien assez pour changer de sujet et esquiver la question. Non parce qu’il s’agit d’un thème délicat, au contraire, Auguste escompte qu’elle en soit ravie quoique peut-être intimidée, mais dans les faits, il a envie de pouvoir lui rendre la taquinerie.

“Vous vous intéressez au café. Et bien pourquoi ne pas aller essayer un café turc ? En avez-vous déjà bu par le passé, Mademoiselle ?”

20 Octobre 1927 • Paris • @Auguste Lestrange

Un sourire léger ne cessait de danser le long de ses lèvres colorées d'un rouge léger rappelant une cerise à peine mûrie, de façon à ne pas paraître vulgaire. Une carnation ingénue et délicate, comme celle qui pigmentait ses pommettes sous la bise froide du vent et qui appelait à la penser en bonne santé. Et c'était bien ce qu'elle était de plus en plus souvent grâce au soutient financier d'Auguste et à la protection farouche d'Alekseï. Et donc ce sourire qui ne la quittait pas était causé par son mécène qui l'amusait beaucoup aujourd'hui.

Il ressemblait un peu à ces voitures qui mettaient du temps à chauffer, qui toussaient et calaient une fois ou deux avant d'enfin se mettre à rouler et à ronronner puissamment. C'était toujours ainsi lorsqu'ils se retrouvaient : elle taquinait, il se coinçait une première fois. Elle continuait d'être elle-même, d'être exactement ce qu'il lui avait tant plu chez elle et lui semblait un temps aussi raide qu'un épouvantail. Partagé entre son éducation guindée et ce naturel si charmant qu'Auguste savait parfois démontrer, il y avait toujours un sujet qui fracturait ce masque pour quelques heures.

Et aujourd'hui, il semblerait que ce soit le café. Ou bien était-ce l'idée de posséder une "tradition" rien qu'à eux ? Dans tous les cas, il était excessivement mignon à s'éclairer comme ça pour un sujet qui semblait tellement anodin ! Mais elle en était ravie, car elle retrouvait plus vite que prévu le charmant et pince-sans-rire jeune homme qui l'avait convaincu de se lancer dans toute cette grande aventure. Quitter le confort d'une vie de routine et de familiarité pour s'engager dans l'inconnu et l'incertitude, surtout pour une jeune femme célibataire... Elle en avait encore des cauchemars.

"- Et bien, il ne nous reste qu'à travailler obstinément ensemble pour que les circonstances le permettent le plus possible !" Pépia-t-elle avec entrain.

Elle aimait le café qui pouvait se décliner en tellement de variantes qu'il convenait à toutes les situations, classes sociales et humeurs ! Un véritable bonheur, bien que dangereusement addictif. Ils étaient ainsi repartis, suivant le quai du Canal d'un côté et descendant la rue aux nombreuses boutiques de l'autre. Par moment, des véhicules les dépassaient allant de l'automédon à des charrettes et carrioles majoritairement tirées par des gronians sous désillusion. Un rire lui vint quand le dépit railleur d'Auguste lui pique les joues d'embarras aussi sûrement que la bise hivernale.

"- Pfff ! Vous ne connaissais rien à l'art libre. C'était une interprétation moderne d'une carte de visite, môsieur ! En laissant mes poils un peu partout, j'étais certaine de pouvoir me rappeler à votre bon souvenir de façon régulière~" Bravade essoufflée que voilà, mais qu'elle présenta avec beaucoup de brio, habituée qu'elle était à faire représentation sur représentation au Cirque. "Mais j'accepte l'offre ! Une brosse achetée par vos soins fera certainement des merveilles pour ma fourrure le temps du trajet."

Elle lui offrir un sourire en coin et un petit clin d’œil, avant de sursauter et de couiner un rire scandalisé lorsque Macha rapporta jusqu'à eux une branche morte bien mâchouillée et collée de feuilles humides. Tatiana se décrocha du bras de son mécène pour récupérer la branche, laissant échapper un "Ew" peu enjoué quand un filet de bave relia momentanément la gueule du chien à l'objet. Elle cassa les plus petites brindilles et épousseta les feuilles pour en faire un beau bâton qu'elle lança habilement plus loin, laissant l'animal courir après et jouer le temps qu'ils la rejoignent d'un pas de ballade.

Rien ne semblait réellement presser leur agenda aujourd'hui, ce qui attisa forcément sa curiosité plus encore quand elle entendit la réponse d'Auguste.

"- Alors si nous n'allons pas voir cet adorable, mais ô combien ennuyeux notaire... Que faisons-nous ? Oh dites-le moi ! Au moins un indice ?"

Elle profita d'une fontaine sur une petite place adjacente pour nettoyer ses gants, qu'elle tamponna d'un mouchoir avant de revenir prendre le bras de son mécène. Ce petit encadré lui avait laissé le temps de réfléchir à sa proposition, creusant les méandres effrités de sa mémoire pour savoir si elle avait -ou pas- déjà dégusté un café turc. Force de constaté que ce n'était pas le cas et toujours prompte à tester de nouvelles expériences, elle décida d'accepter l'invitation.

"- La première de notre toute nouvelle tradition ! Je dois avouer que nous avons quelques Turcs au Cirque, mais aucun qui n'a jamais échangé plus de ses traditions que la mauvaise habitude de vouloir clouter toutes les chaises et bancs de la partie communale !" Une blague de circassien, mais qui n'échapperait probablement pas à quelqu'un d'aussi éduqué que le noble qui l'accompagnait. "De votre côté, racontez moi où vous avez découvert pour la première fois ce café. "

Macha était revenue, toujours le bâton en travers du museau et le pas léger, profitant de cette ballade avec beaucoup d'enthousiasme malgré les quelques moldus qu'ils croisaient et qui lui faisaient instinctivement coucher les oreilles.

20 Octobre 1927 • Paris • @Tatiana du Cirque

Il haussa un sourcil, souverainement distrait d'entendre une circassienne affirmer qu'il ne connaît rien à l'art, libre ou non. Tatiana ne manque pas d'aplomb, quand il ne s'agit pas d'entrer dans la maison d'un inconnu pour y souper. Un aplomb qui ne manquera pas, espère Auguste, de plaire à d'autres en mal de fraîcheur et de spontanéité. Bien des mondains sont usés par les mêmes sempiternels échanges et passes d'armes. Toujours les mêmes activités, les mêmes sujets, la même rengaine, quand bien même les masques et les noms changent. Beaucoup ne se plaindraient pas véritablement de voir leurs habitudes quelque peu bousculées par une présence neuve et originale. Le tout étant de ne pas non plus les houspiller hors de leur confort pour autant.

Gardant cependant l'éloge pour lui, il grinça à la place, lèvres pincées pour réprimer son rire :

"Je puis vous assurer que votre souvenir ne sera pas bien bon si vous ruinez mes mises et la vie de mes elfes de maison. Vous n'avez sans aucun doute pas besoin de ces mesures."

Avec un regard appuyé le voilà qui change de trottoir, la menant toujours plus loin du cirque et jusqu'aux quais sur lesquels quelques bateaux de plaisances sont amarrés face à une série de devantures pimpantes. Ce n'est cependant pas là qu'ils s'arrêtent, quoiqu'Auguste ne l'eut pas boudé pour un sou. Passant proche de plusieurs arbres le long de la rue, Auguste sursauta légèrement lorsque Tatiana s'écria et il mit un instant à comprendre ce qui advient d'elle, avant que son regard arrondi et interloqué ne se pose enfin sur Macha et la branche complète qu'elle vient de fièrement s'approprier. Tiquant d'un léger sourire, il se penche pour flatter le limier et surtout tempérer son enthousiasme.

Retenant sobrement Macha pendant que Tatiana s'occupe de la branche, il relâche ensuite la croups qui serait sans doute partie avec lui dès que la jeune femme lui présenta un bâton digne de ce nom pour jouer. Se redressant, il offrit de nouveau son bras à Tatiana et reprit sa marche, non sans s'adoucir de voir Macha aussi déchaînée.

"A la voir galoper ainsi on croirait que je l'ai enfermé pendant des jours..." glissa-t-il avec un dépit amusé, avant d'ajouter "Elle vous apprécie. Ça fait plaisir à voir."

Non que Macha fut un canidé particulièrement agressif, mais il lui est clairement apparu, ces deux derniers mois, qu'elle est tout de même sélective face aux humains qu'ils rencontrent. Une attitude sans doute des plus saines au vu de son rôle de chien de garde auprès de lui.

L'insistance de Tatiana à tenter de lui faire dévoiler leur destination fut cette fois la source d'un franc sourire taquin de la part d'Auguste qui l'observa, mine de rien, et détourna de nouveau la discussion, cette fois à leur approche d'une petite fontaine. Tandis que Tatiana nettoie ses gants, lui affirme qu'ils ne sont plus loin de son véhicule, et bien sûr, il fut question de café. Si cela doit devenir une habitude entre eux, Auguste n'a aucune envie de se contenter de ces mélanges approximatifs offerts dans tant d'établissements de la capitale. Non non. Tatiana semble être aventureuse et désireuse de nouvelles expériences et lui vit pour de telles personnalités.

D'excellente humeur, il ne cacha donc pas le moins du monde son hilarité à l'idée de voir tous les bancs du cirque transformés en planches de méditation pour fakir. Décidé à profiter de la journée, il s'installa donc sur le bord de la fontaine.

"Lors de mon tout premier voyage à Malte. Nous avions travaillé toute la nuit et jusqu'à huit heures du matin, et j'étais de dernier quart avant cela. J'étais épuisé, mais je ne voulais pas manquer l'occasion de visiter la ville, notre escale étant fort courte. Un marin plus expérimenté m'a proposé de l'accompagner dans une toute petite échoppe proche du port, dans une ruelle où nous passions tout juste, un lieu des plus insolites. On m'a servi une tasse de café turc qui m'a tenu éveillé tout le reste de la journée. Son secret pour tenir le coup, disait-il."

Impossible de tout à fait masquer la tendresse que ces souvenirs évoquent chez lui. Ses années en mer sont une période de grâce incomparable, un havre qui lui a permit à tant de reprises d'occulter toutes les difficiles questions pesant sur ses épaules. L'aventure et le labeur, une vie simple mais pleine de découverte et de défis, qui l'a comblé pendant les dix meilleures années de son existence. Des années formatrices qui lui ouvrirent l'esprit et lui montrèrent qu'il y a plus à la vie que les cercles mondains de France. Non vraiment, il lui est impossible de drainer le bonheur de ce passé là. Et ce n'est certainement pas Tatiana qui viendra l'en critiquer, Auguste en est assuré.

Il relança le bâton pour Macha, puis se redressa.

"Bien, allons-y."

La route restante jusqu'au petit parking privé se fit sans heurt, et Auguste ouvrit la portière passagère à Tatiana afin qu'elle puisse s'installer, ainsi que Macha. Prenant ensuite le volant, il guida le véhicule hors du parking et gagna l'un des boulevards principaux du centre Parisien qu'il remonta. Peu loquace durant la conduite, chérissant sa concentration, Auguste navigua la route jusqu'à un quartier tranquille, en bord de parc. Là, ils purent tout trois quitter une fois de plus l'habitacle et rejoindre le café qui se trouve installé à l'intérieur du parc, sur une petite île artificielle entourée de saules pleureurs. Ils furent installés dès leur entrée, sous une belle verrière faisant face à une cascade miniature.

20 Octobre 1927 • Paris • @Auguste Lestrange

Cette balade était fort agréable. Il n'y avait nul empressement de leur part et moins encore de contrariétés. Le vent était vif et coupant, mais la pluie et les nuages désertaient heureusement le ciel. Un timide soleil pointait le bout de sa splendeur entre deux bandeaux cotonneux, jetant sur les pavés humides quelques reflets tièdes. Et Tatiana n'allongeait guère le pas, profitant de la compagnie de son mécène, mais surtout d'être tout simplement hors du Cirque et de son ambiance lui étant devenue presque étouffante. Ses yeux clairs suivirent la chienne qui galopait, pavanant son bâton à qui le voulait parmi les autres badauds.

"- Oh que oui ! Elle respire le malheur, ça se voit immédiatement. Honte sur vous, Auguste." Répliqua-t-elle avec un léger sourire, aucune réprimande appliquée que ce soit dans le timbre de voix que dans le regard.

L'oiselle tendit la main vers la croup qui leur revenait, caressant le sommet de son crâne avant d'engloutir une oreille entière au creux de sa paume pour lui en gratter la base, au plus grand plaisir de l'animal qui pencha la truffe et grogna d'aise. Quand elle arrêta, Macha lui lança un regard suppliant avant que son bâton ne se rappelle soudain à son souvenir et qu'elle ne retourne le mâchonner avec un enthousiasme renouvelé. Tatiana laissa filer un doux rire attendri avant qu'elle ne revienne à Auguste et leur discussion. Le compliment l'avait d'ailleurs fait légèrement rosir.

"- Ce doit être ma particularité magique. J'ai toujours eu une certaine affinité avec les animaux domestiques et parfois même avec ceux sauvages... Enfin, tant qu'ils n'ont pas un caractère de prédateur très développé."

Qui voudrait se montrer volontairement hostile à l'encontre d'un petit lièvre duveteux si ce n'était ceux vivant de sa chair et de son sang ? Généralement, animaux et humains baissaient leur garde autour de Tatiana, ne la percevant que très rarement comme une menace. Ça l'arrangeait bien, même si parfois la frustration de ne pas être prise au sérieux pouvait très vite devenir usante. Peut-être était-ce pour cela qu'Alekseï était si doux à son égard, aussi maladroit sous toutes ses couches d'autoritarisme et d'austérité de soldat bolchévik.

Et puis il y avait Auguste qui tombait de plus en plus vite le masque à ses côtés. Son rire, lumineux en comparaison de sa froide prestance usuelle, était une véritable bouffée de bonheur pour l'oiselle. Une preuve incontestée de l'alchimie qui se formait entre eux et de cette amitié qu'elle désirait si ardemment obtenir avec lui. Non pas par gain monétaire ou pour gagner un levier quant à leur relation professionnelle, mais simplement... et bien, par expérience humaine. Tatiana devinait la richesse sous le masque de bonne éducation et désirait réellement connaître Auguste pour qui il était réellement.

"- L'océan vous manque." Elle l'avait regardé avec tendresse et sans jugement, comme il s'en doutait. Ce fut un constat murmuré sur le ton de la confidence, juste pour tous les deux. "Merci. J’apprécie que vous partagiez ce souvenir avec moi."

Et ils avaient quitté alors le bord de la fontaine et avec ça la petite bulle qu'ils s'étaient offerts. L'oiselle se promit de retenir le plus longtemps en mémoire l'expression qu'Auguste lui avait alors montré. La tendresse et le bonheur d'années passées, peut-être à jamais perdues avec son rôle actuel chez les Lestrange. Sans parler des rumeurs d'un mariage envisagé chez les de Valoys. Le Cri de la Gargouille n'en avait pas fait mention après les Fééries, mais d'autres petits journaux en avaient fais les choux gras pendant des semaines. Tatiana avait passé au crible les archives pour se renseigner sur son mécène. Elle n'avait rien trouvé de plus "incriminant" à son égard, ce qui fut un vrai soulagement et la convainquit de signer le contrat.

Et alors qu'ils arrivaient à l'automobile d'Auguste, Tatiana ne chercha pas une fois à le relancer sur le sujet de ses voyages. Elle ne voulait pas teinter sa mémoire de mélancolie ou pire, de regrets. Elle s'en voudrait énormément de retourner le couteau dans une plaie tout juste refermée, si tel était le cas. Sans savoir si le sorcier était en paix avec cette partie de sa vie, du fait de devoir rester si longtemps à quai, elle préférait se taire. Comme le disait si bien l'un de ses meilleurs livres :
Alice: "Really, I didn't think…"
March Hare: "But that's the point. If you don't think, you shouldn't talk."
Ainsi, si Auguste se prenait l'envie de partager de nouveau ces précieux moments, elle l'écouterait alors avec ravissement.

Macha glissée sur la banquette arrière, bâton jalousement conservé entre les pattes, Tatiana s'installa sur le siège passager et profita du trajet pour se perdre dans ses pensées. Elle abandonna par la même occasion l'idée de savoir où ils se rendraient une fois leur café de consommé. Jamais son mécène ne lui ferait une farce de mauvais goût, elle n'avait donc pas à s'inquiéter. Surtout après qu'il lui eut promis qu'ils ne retourneraient pas chez le notaire. De là, rien ne pourrait gâcher leur sortie.

Le silence fut reposant et elle ne fit rien pour le rompre. Ce n'était pas tous les jours qu'elle montait dans une automobile, l'expérience en soit avait donc de quoi la distraire et ils furent à destination avant qu'elle n'ait réellement le temps de s'ennuyer. Elle descendit, laissa Macha faire de même avant de refermer la porte et d'observer son nouvel environnement. Le cadre était des plus ravissant, même au milieu de l'automne et elle s'émerveilla de voir autant de canards, d'oie et même quelques cygnes nager paisiblement sur la surface lisse du lac.

"- J'aime déjà énormément le décors." Confia-t-elle avec le sourire. "Mais je n'aurais jamais imaginé que l'on servirait du café turc ici. Cela ressemble tellement à un tableau parisien !"

Elle se laissa guider jusqu'à leur table et s'installa avec une élégance toute récente, grâce aux leçons prodiguées par Auguste. Pour un peu et Tatiana passerait pour une véritable dame du beau monde ! Il y avait toutefois dans ses airs un naturel que l'on ne pouvait totalement gommer, une chaleur et une spontanéité que beaucoup des femmes de la noblesse ou haute bourgeoisie étouffaient pour paraître plus élégantes et éduquées. Mais l'oiselle ne voulait pour rien au monde perdre de sa fraîcheur. Elle comptait bien en faire sa marque de fabrique, avec l'approbation d'Auguste.

"- Expliquez-moi ce qu'est un café turc, Auguste. En repensant à votre anecdote, j'ai peur de me mettre à vibrer jusqu'à ce soir si j'en avale une seule gorgée ! Qu'a-t-il de si différent des autres pour qu'il possède sa propre appellation ?"

Plus loin, Macha essayait de négocier avec une oie l'échange de son bâton contre une vieille chaussure à semelle de cuir des plus appétissantes pour ses instincts de croup dévoreur de pneus.

20 Octobre 1927 • Paris • @Tatiana du Cirque

L'océan vous manque dit-elle et le cœur d'Auguste rate un battement avant de se serrer. Il offre l'ombre d'un sourire lancinant pour toute réponse, ne souhaitant pas s'y attarder. Oui, l'océan lui manque. Au travers d'Arsène, il possède un nouveau havre en Gévaudan, mais s'il l'apprécie à sa juste valeur, ce n'est pas tout à fait la même chose. Quelque part, il est intimement lié à l'océan. Le large fut son échappatoire, sa libération, mais aussi un professeur intransigeant et une source profonde d'émerveillement. Il n'est complet que sur l'eau, là où il lui suffit d'agiter un instant sa baguette pour invoquer son patronus. Mais parfois, on ne peut faire tout ce que l'on veut, et bien davantage ce que l'on doit. Pour toute la bienveillance qu'Alaric eut à lui permettre de vivre sans se soucier des questions d'héritage, il ne peut aujourd'hui tout laisser tomber et abandonner. Un jour, il retrouvera l'océan, comme il le fait de temps en temps au profit d'un projet spécifique, et il savourera ce moment à sa juste valeur, sachant qu'il sera éphémère. En cet instant, il l'espère, convoler avec cette amante perdue, la mer, ne sera qu'une source de joie et pas de regrets amers. Ce n'est pas ce qu'il a envie d'en conserver.

Ça ne tient qu'à lui, sans doute. C'est du moins avec cette affirmation qu'il avance. Qu'il est, à nouveau, maître de lui-même. Créer un cercle vertueux, en sommes. Et les voilà ainsi à ce café, installé dans la chaleur tiède de l'intérieur bien éclairé. Une certaine gêne vint étreindre Auguste lorsqu'il fut contraint de s'avouer, dans l'intimité de ses pensées, qu'il apprécie faire découvrir à Tatiana ces lieux. Pouvoir offrir ce qu'il juge être le meilleur de Paris à cette jeune femme qui n'en a sans doute pas vu grand chose. Est-ce l'objectifier ? Il espère bien que non. Cela, en tout cas, ne part nullement d'une mauvaise intention. Et qui, en dehors d'Armand et de Tatiana, accepterait de l'accompagner dans ces recoins de la capitale ? S'il lui toque de s'enfoncer dans Montmartre ou dans les ruelles du canal, qui le verrait d'un bon œil ? Alors lorsqu'elle lui affirme apprécier le décor, Auguste le prend comme une victoire.

"Exactement !" rétorque-t-il sans attendre. "C'est exactement pour cela qu'on y sert du café turc. On y sert beaucoup de spécialités exotiques, d'ailleurs. C'est un rendez-vous de nantis et d'artistes qui souhaitent pouvoir se dépayser tout en ne quittant pas la métropole. Une autre forme de voyage, finalement, comme lorsque vous ouvrez un livre."

Ils s'installent, Auguste tenant la chaise pour Tatiana avant de venir lui faire face, non sans un léger signe approbateur de la tête pour ses manières. Elle apprend bien et il est suffisamment patient et perfectionniste pour préférer qu'elle aille à son rythme plutôt que de la presser. C'est en fin de compte une excellente occasion de s'exercer. Du coin de l'œil, il note quelques regards, et note aussi qu'ils ne sont pas critiques, bien davantage curieux ou surpris. Il n'en dit rien, préférant que Tatiana n'en ait pas conscience si elle n'a rien remarqué. Si elle l'a fait, commençant à la connaître, elle n'en dirait rien sur le moment. Autant de rien gâcher de leur belle humeur et profiter du moment. Son regard se porte donc davantage sur l'extérieur, surveillant Macha. Cela fait peu de temps qu'ils se sont mutuellement adoptés et il découvre encore certains aspects de sa compagne à quatre pattes. Comme le fait que son appétit est... particulièrement développé.

"Hm ? Toutes mes excuses."

Cillant, Auguste se tourne vers elle, croise son regard et réprime un sourire.

"Elle a engloutit trois des pneus d'une automobile proche de la mienne la semaine passée, j'apprends encore comment la gérer. J'ai comme l'impression que mon intérêt pour l'automobile va devoir se conjuguer avec beaucoup de prudence désormais..."

Que vient-elle de lui demander ? Ah oui. Le café turc.

"Eh bien son nom rappelle son origine. Il est principalement consommé au proche orient, en Afrique du nord et dans les pays de l'est de l'Europe où il a été introduit par les ottomans. Il est préparé dans une casserole en fer blanc ou de cuivre à la forme spécifique, avec un long manche et un bec verseur. Pour nous, cela ressemblerait sans doute plus à une chopine. On y verse le café moulu et le sucre avec de l'eau froide puis on mélange sur le feu jusqu'à frémissement avant de l'en sortir quelques instants, puis de le refaire frémir. L'opération est répétée un nombre de fois différent selon le pays et la préférence. Pour faire déposer quelque peu le marc, on y ajoute quelques gouttes d'eau froide ou de fleur d'oranger."

Curieux de son avis sur la question, il l'observa attentivement, non sans un fond amusé, et ajouta :

"La présence du marc décuple l'amertume. Mais il existe trois types de préparations, avec différents degrés de sucre en fonction des goûts. Si vous le désirez, je peux vous commander la version la plus sucrée et vous faire goûter à la version dite pur à côté. Je ne voudrais pas que vous vibriez, effectivement, jusqu'à tard dans la nuit."

20 Octobre 1927 • Paris • @Auguste Lestrange

Tatiana eut comme des étoiles dans les yeux à la mention d'un voyage sans avoir à quitter Paris. La vie bohème du Cirque lui manquait énormément, il ne fallait pas se mentir. Voir des paysages toujours renouvelés, rencontrer des gens, des cultures et de nouvelles histoire : une excitation mentale qui l'avait toujours grandement aidé à refouler sa malédiction. Bien sûr, il y avait beaucoup d'avantages à être sédentaire, notamment la question du confort et de l'hygiène, mais à quel prix au final ? Jusqu'à ce qu'ils s'installent définitivement, Tatiana ne se souvenait pas que les circassiens eut été aussi crasses de violence et de déviances. Paris les marquait profondément. Tous autant qu'ils étaient.

L'oiselle s'ébroua, chassant dans un recoin de son esprit fragmenté ces mauvais souvenirs. Il faisait bon, ils étaient dans un décors tout à fait charmant et l'homme assis en face d'elle était un véritable régal pour les yeux en plus d'être d'excellente compagnie. Que demander de plus ? Avec un petit rire, elle reprit la discussion du tac au tac :

"- D'autres spécialités exotiques ? Et bien, l'on dirait que cet endroit pourrait devenir un lieu récurrent de nos rencontres. Du moins, jusqu'à ce que j'en fasse toute la carte."

Voyant l'attention d'Auguste dériver sur les abords de l'eau, elle suivit son regard et remarqua Macha qui tentait toujours de troquer son bâton contre une vieille chaussure, mais l'oie ne semblait pas vouloir bouger de ses positions. Peut-être faudrait-il un autre bâton ou un beau caillou pour commencer à peser dans la balance ? Macha s'éloigna pour renifler de nouvelles trouvailles, encore d'humeur joueuse.

"- Pas de soucis, Auguste. Nous avons plusieurs croups pur sang dans le cirque pour débusquer tout moldu qui se seraient par miracle faufilés sous nos sortilèges de confusion et notre vigilance. Ce sont de véritables gouffres sur pattes. Leur appétit ne connait presque aucune limite." Elle pondéra un instant le sujet. "Peut-être pourriez-vous lui acheter des pneus usés qui auraient servi à des engins de construction ou bien des tracteurs ? Ils devraient lui tenir plus longtemps que ceux d'une automobile."

Elle pondéra un instant la question, essayant de se rappeler quelles alternatives les dresseurs du Cirque avaient pu user pour canaliser l'appétit de ces petits monstres. Une barque avec un couple, passant proche des rivages pour profiter de la présence des canards et des cygnes, lui rappela que son mécène était armateur de navires. Par suite logique, elle se rappela aussi -non sans un léger vertige- que les circassiens utilisaient des jouets pour leurs croups afin de détourner leur nature destructive vers des objets très précis.

"- Ou bien pourquoi ne pas l'introduire à ces cordes d’amarrage aussi larges qu'une assiette à soupe ? Si vous accrochez une extrémité à un anneau scellé dans un mur et faites un gros nœud de l'autre, elle pourra s'amuser à tirer et ronger les fibres sans forcément détruire votre jardin ou ruiner votre automobile. Macha oit peut-être s'ennuyer ou être jalouse que votre attention soit dirigé sur autre chose qu'elle. Depuis combien de temps l'avez-vous ?"

Après ça, la discussion retourna naturellement sur le café turc et Tatiana pu obtenir toutes les informations dont elle avait besoin pour se préparer psychologiquement à l'aventure qui se préparait. A mesure qu'on lui expliquait, elle essayait de s'imaginer le processus et pencha plusieurs fois la tête d'un côté, puis de l'autre, mine légèrement plissée de sa concentration intense.

"- Mmmh... A vous écouter, il y a quelqu'un comme ça au Cirque qui aime faire son café dans du sable brûlant. Il utilise un étrange récipient à fond arrondi, comme un cul-de-poule de pâtisserie. Il remplit de sable et met ça sur le feu. Son café monte et mousse quand il enfouit sa petite casserole dans le sable. Il le sort avant que ça ne déborde, attend un peu et le replonge à nouveau. Je dois avouer qu'il est bien le seul à vouloir boire quelque chose de pareil ! On m'a toujours dis de ne jamais faire bouillir ma mare de café, de toujours l'infuser dans une eau légèrement reposée après ébullition."

Elle eut un léger sourire avant de hausser des épaules avec un petit air coupable à la proposition d'Auguste. Une part d'elle se sentait piqué au vif qu'il en vienne à assumer qu'elle préférerait la version la plus sucrée, mais une autre beaucoup plus rationnelle (et sûrement dirigée par ses papilles gustatives) était reconnaissante de le voir si attentionné à son égard.

"- Allons pour la version la plus sucrée alors ! Je suis aventureuse, mais pas suicidaire. Et maintenant que je connais l'adresse, je pourrais toujours y revenir pour m'essayer à celle plus amère." Elle regarda le bâtiment derrière eux et eut un sourire. "Et puis j'aime la fleurs d'oranger. Particulièrement dans les crêpes. Oh voudriez-vous que l'on fête la Chandeleur ensemble ce début de février prochain ? Ce n'est pas quelque chose de grandiose ; j'allume une bougie sur le bord de la fenêtre et je prépare des crêpes. J'y invite parfois des amis quand j'ai la main un peu lourde et que j'en fais trop. Mais je me disais... pour l'une de nos aventures gustatives et aussi vous remercier de l'appartement... peut-être que vous apprécierez ?"

L'oiselle s'était clairement lancé sur un coup de tête et réalisait, à mesure qu'elle s'exprimait, qu'elle mettait possiblement les gronians avant la charrue. Février était encore loin et leur relation débutait tout juste. Un peu embarrassée, elle détourna les yeux en rosissant et fit mine de s'intéresser à Macha qui revenait avec une brassée de bouts de bois dans le museau, marchant en biais comme un canard à cause du déséquilibre. L'oie attendait toujours, à moitié assise sur sa vieille chaussure.

20 Octobre 1927 • Paris • @Tatiana du Cirque

Ayant d'ores et déjà fait les frais du colossal appétit de sa chienne, Auguste ne put que réprimer une expression de douloureuse empathie à l'idée de devoir en maintenir plusieurs dans un espace comme le cirque. En lieu et place, il singea un salut militaire du Ministère destiné aux braves sorciers tombés au combat. Au vu des affaires parfois douteuses des forains, Auguste se prit à imaginer ce qui peut être jeté en pâture à ces gouffres vivants, juste avant de promptement décider que son humeur ne pourra sans doute pas s'en remettre et qu'il vaut mieux laisser certains mystères entiers. En tout état de cause, la suggestion avancée par Tatiana est d'ailleurs excellente et il en est reconnaissant, n'ayant aucun mal à ployer lorsqu'il sait n'être qu'un novice. Après tout, il faut savoir reconnaître son ignorance pour pouvoir la combler !

"Cela semble être une suggestion des plus pertinentes, je ne manquerais pas d'essayer. Merci beaucoup."

Et non contente de lui offrir cette alternatives, Tatiana y ajoute d'autres conseils.

"C'est peut-être le cas oui. J'ai commencé à reprendre le travail début Octobre, après avoir été là presque sans arrêt pendant ses deux premiers mois avec moi. J'ai sans doute mal approché cette soudaine séparation."

La constatation vint brièvement l'assombrir. Il sait mieux que personne à quoi ressemble un désert affectif et émotionnel, et il n'a nullement prémédité l'infliger à Macha sous quelque forme que ce soit. Il va lui falloir adresser la chose dès la fin de la journée, quitte à demander conseil au maître chien du domaine de Lautrec. En dehors de ses instants de destruction naturelle, Macha est un monceau d'amour et une présence qui vient apaiser les restes de ce qu'il a traversé, elle ne mérite que le meilleur. Outre cela, cependant, Tatiana semble douée avec les animaux, et ce qu'il compte faire ensuite semble donc bien s'engager. Une chance ! Il songea à garder l'information dans sa poche, mais la jeune femme ne méritait-elle pas alors un petit indice en échange de ses bons conseils ?

"Mais puisque vous semblez douée avec les animaux, l'une de nos prochaines escales devrait d'autant mieux se passer."

Coi comme un moine ayant fait vœux de silence après cela sur ces questions, il s'épancha à la place volontiers sur la confection du café turc, non sans s'amuser de la mine concentrée de son auditoire. L'explication sur une telle expressivité lui fit opiner le chef, belle humeur revenant aisément.

"Oui, cela semble correspondre effectivement. Vous aurez la possibilité d'échanger avec lui sur le sujet, après aujourd'hui."

Une fois la commande effectuée, pour qu'elle puisse être préparée sans délais, Auguste reporta brièvement son attention sur Macha, qui ramène auprès de sa comparse oie ce qui ressemble à un tas de bouts de bois, puis sur Tatiana, dont les joues pâles semblent avoir rosies sans qu'il ne soit certain de la raison. Est-ce qu'il a fait un faux-pas quelconque ? Leur toute première rencontre en a été ponctuée après tout, mais jusque-là, Tatiana n'a pas eu la langue dans sa poche pour le lui signifier. Certainement, elle lui aura fait savoir si quelque chose lui déplaît ! La proposition qu'elle a faite est certes quelque peu familière mais... Enfin ce n'est tout de même pas ça, si ? Après l'avoir mis dans la confidence, au sein du jardin d'hiver, sans doute n'est-ce pas si surprenant que cela ? Sauf si c'est uniquement une invitation de bienséance ?

"La Chandeleur avez-vous dit ?"

Il pondère, cherchant dans sa mémoire, l'arc des sourcils se fronçant pensivement avant de s'adoucir.

"Ah oui, c'est la fête qui commémore la présentation du Christ au temple n'est-ce pas ? Chez les chrétiens ? Quelle date est-ce ? J'en suis navré mais n'étant pas de confession chrétienne, je n'ai guère en tête ces informations."

Il l'observe de côté, léger sourire aux lèvres.

"Si cela ne vous gêne pas de m'en apprendre les coutumes, je n'y suis pas opposé."

Même s'il s'agit d'une fête appartenant à une autre religion que la sienne, Auguste n'est nullement fermé à l'apprentissage. Il le fut, adolescent, mais l'étude des philosophies, la découverte du reste du monde et une certaine fascination pour la culture et les manières mongoles l'ont depuis poussé à faire évoluer sa vision de la chose. S'il s'agit d'un moment de partage promouvant des idéaux et des sentiments bénéfiques, alors quel mal peut-il donc y avoir à partager et laisser les autres profiter de leurs croyances ? Aucun, c'est certain. Le monde n'en est que plus riche et plus beau lorsque tout le spectre de la couleur humaine est invité à s'exprimer librement et en toute sécurité. Peut-être même qu'en retour, il invitera la jeune femme à partager Imbolc au domaine de Lautrec, où elle pourra certainement lier d'amitié avec Aliénor.

Très satisfait de l'idée, Auguste porte le regard, tranquille, vers l'extérieur. Juste au bon moment pour voir Macha dévorer l'oie comme une gloutonne.

"Par Merlin."

Se relevant en tâchant de ne pas avoir l'air trop paniqué pour ne pas alarmer le reste des clients s'ils n'ont rien vu, Auguste glisse à Tatiana :

"Je vais aller la calmer. Si cela ne vous dérange pas d'attendre que nos boissons arrivent ? J'espère ne pas en avoir pour longtemps."

Et s'excusant encore, il quitte brièvement le café pour aller s'occuper de Macha et faire disparaître discrètement les preuves de son crime. Une fois qu'il en eut fini, en oubliettant un passant au passage et en confinant Macha à l'arrière du café de sorte qu'elle ne puisse plus autant vagabonder et reste sous son nez, il revint, non sans s'excuser auprès de l'hôtesse. Leurs cafés, fumants, attendent déjà sur la table lorsqu'il s'assoit de nouveau, lissant son air profondément dépité. Il poussa un lourd soupire, noua ses doigts transis autours de sa tasse de café, et laissa la tension retombée.

"Des pneus d'engins de chantiers, disions-nous ?"