[TERMINÉ] Cosmo & Arsène | L'appel de la meute

Il est dit que le loup solitaire est à la merci des meutes alentours. Parcourant les territoires de ses congénères, chassant sur leurs terres, faisant fi du danger. S'ils lui tombent dessus, le loup solitaire meurt. Le loup solitaire meurt. De part sa nature même, il se doit de partir à la recherche de ses semblables, se lier avec eux, trouver sa place dans le grand cycle de la vie. Dans la forêt de Mercoire, il n'existe plus de loup solitaire depuis bien longtemps. Tous ont rejoint la meute du Baron, ou ont péri pour leur outrage. La meute s'agrandie, elle se renforce. Hurlant vengeance, elle se prépare, tapie dans l'ombre. L'Alpha guette, il attend le moment opportun pour reprendre ce qui lui revient de droit. Sa fortune passée, sa gloire oubliée, son influence tant désirée. Alors lorsque le Baron d'Apcher reçu un hibou de son ancien beau frère au sujet du petit adopté, il n'hésita pas un seul instant avant de quitter le Gévaudan pour la Champagne.

Aminthe. Feu Aminthe. Indépendante, glorieuse Aminthe. De toute sa fratrie, probablement celle pour qui il avait le plus de respect, et la meilleure relation. Un an de différence les séparait, leurs caractères fougueux, intrépides et insoumis les rapprochaient. Elle aurait probablement été une rivale pour l'Alpha si elle avait fait le choix de suivre les pattes de ses ancêtres, mais c'était la voie de la maternité, du mariage qu'elle avait choisi. Si Aymeric s'était senti menacé par le caractère tranchant de leur aînée, Arsène l'avait pourtant respectée infiniment plus que son frère détestable. Car il en était certain, les fils d'Aminthe seraient élevés selon les traditions d'Apcher. Il n'avait jamais eu aucun doute là dessus. Le hasard - ou la fatalité - voulu qu'elle n'ait biologiquement que des filles, et qu'aucune d'entre elles ne voient le gêne du loup titiller leurs pleines lunes. C'était ainsi, Arsène ne pouvait rien contre la nature. C'était bien ce qui rendait sa condition de né loup si précieuse et convoitée.

Mais il y avait encore Cosmo. Cosmo, l'enfant adopté, Cosmo le seul héritier male de sa défunte soeur et de son mari. Albedo de Runes. Si bien des choses séparaient les deux hommes, ils n'avaient pourtant jamais souligné les points les plus incisifs de leurs profondes convictions. De caractère, ils se respectaient. De caractère, ils se ressemblaient. Et dans la mort de leur bien aimée Aminthe, ils s'étaient soutenu. Des liens s'étaient tissés dans la haine d'un ennemi commun puis d'une justice rendue par concours de circonstances. Une confiance s'était tissée, et lorsque son unique fils avait subit l'intransigeante morsure du loup, c'était bien évidemment vers Arsène que le de Runes s'était tourné.

Mots couchés sur le papier à l'encre noire, tournures de phrases habiles, appel à l'aide murmuré. Un fils meurtri, qu'il fallait sauver, qu'il fallait conseiller, qu'il fallait apprivoiser. Avec tendresse avait-il dit, le brusquer le ferait que le braquer d'avantage à sa condition. Tâche ardue qui lui était confiée, mais que le loup blanc essaierai de réussir du mieux possible. Le loup solitaire meurt.

Le soleil avait entamé sa course inlassable vers l'horizon lorsque le baron d'Apcher foula de ses bottes l'herbe verdoyante du domaine du Crépuscule. Vaste étendue appartenant aux de Runes, des vignes à perte de vue et des jardins d'une splendeur rarement égalée dans le sud de la France. En Gévaudan, ils avaient d'autres atouts. Les domestiques de la demeure de Runes avaient accueilli le Baron, et l'avaient dirigé vers lesdits jardins, où Cosmo et ses deux jeunes sœurs s'affairaient à désherber, couper, sublimer un espace de jardin encore baigné par les derniers rayons du soleil de juin.

« Mesdemoiselles, bien beau travail que voilà. »

Arsène n'était pas du genre à prendre des pincettes avec sa famille, il savait qu'il pouvait avoir l'air de ne pas respecter l'espace privé et les moments privilégiés avec sa présence, mais chacun s'en accommodait. Ils n'en avaient de toute façon pas réellement le choix. Après avoir salué d'une bref étreinte ses deux nièces, c'est vers le jeune Cosmo qu'il se tourna bien rapidement. Après tout, c'était pour le voir qu'il s'était déplacé, non pour jouer au tonton jardinier.

« Cosmo, un mot en privé. Viens donc marcher avec moi entre les vignes. S'il te plaît »

Les s'il te plaît d'Arsène. Chacun avait son avis à donner sur ces mots, ce ton. Si le Baron était incisif, ferme et directif, il ne l'était jamais d'avantage que lorsqu'il prononçait ces mots là. Son entourage savait d'ailleurs, que lorsqu'il était dit s'il te plaît, le Baron devait être obéi. Car entre ces mots, il plaçait toute son autorité, son ton de chef de famille, mais aussi la fureur qui grondait en lui et qu'il ne valait mieux pas réveiller. Agressivité ? Aucunement. Il était aussi doux qu'il lui était possible de l'être lorsqu'il s'adressait aux membres de sa famille qui méritaient son respect.

Prestance d'une noblesse à laquelle on se raccroche malgré la déchéance qui ne cesse de les enliser. Le fier d'Apcher a le pas ferme, il a le pas sûr. Douter ? Jamais. La faiblesse est un sinistre poison qui ne fait que vous mettre à genoux. Doute, pitié, concession, hésitation. Faiblesses qui resteront à jamais d'insignifiantes petites voix bien vite couvertes par l'écho roque et puissant d'une confiance en soi à toute épreuve. Solide pilier qui jamais ne sera brisé, il en va de l'avenir de sa lignée.

Se retourner ? Jamais. Car on ne peut que le suivre, lui, l'héritier de ce nom qui encore aujourd'hui fait frémir les arrières petits enfants des terres du Gévaudan à jamais marquées par le massacre, la tuerie. Sang pourpre qui eut abreuvé les brins d'herbes du sud de la France, région fertilisée par le poids d'une trahison encore aujourd'hui impardonnée, impardonnable. Traitres à leur race, sinistres infidèles bercés d'une illusion grotesque de deux mondes que tout oppose cohabitant sans jamais se mélanger. Imbécile pensée, pourquoi diable les cacher, eux que l'existence a choisi pour être les catalyseurs de la magie qui inonde ce monde. Foutreries. Vengeance. Ils auraient pu être les sauveurs miraculeusement tombés du ciel, ils auraient pu vivre ensemble. Ils n'auront que la mort, la domination totale des êtres supérieurs. Ils seront tout juste bon à servir de repas carnassier, et de gibier lors des chasses mensuelles.

Et celui ci, ce jeune loup encore farouche, il faudra qu'il embrasse cette noble cause. Héritage familial, il est le fils d'Aminthe, qu'importe que le lien qui ne le lie aux d'Apcher ne soit pas de sang.

La présence de Cosmo pèse sur le dos du Baron. Il sent ses pas, il sent de tout son être la réticence qu'il peut avoir envers lui, envers sa propre famille. S'il ignore pour l'instant que ses deux jeunes frères ont durant leur scolarité été le poison de l'existence de son neveu, on ne peut pas dire que cette situation ne soit pas familière pour le fier Arsène. Les quelques amitiés familiales ne seront jamais suffisamment nombreuses pour contrebalancer la méfiance que le nom d'Apcher apporte encore aujourd'hui. A tort ou à raison, tout dépendra de quel côté l'on se trouve. Mais cet instinct, pour lui, c'est une bénédiction. Ne faisant qu'un avec sa nature bestiale, il a appris à en apprivoiser chaque particularité, chaque émotion, chaque vibration que sa condition a pu développer chez lui.

S'il est né comme ça, il n'en reste pas moins esclave de la lune et de ses caprices. Lune ascendante, tu es invincible. Lune descendante, tu faiblis. Contrôler cet aspect de la condition de loup est ce qui permet d'embrasser à bras ouvert ce gêne béni.

« De quoi vouliez-vous me parler ? »

L'homme stoppe sa marche, il tourne toujours le dos à son neveu. Il laisse passer quelques secondes d'un silence troublé par le chant des oiseaux et du vent entre les feuilles des vignes.

« Tu la sens, n'est ce pas ? »

Enigmatique interrogation que seul un loup pourrait comprendre. Car c'est bien de la lune dont il parle. Cette lune qui sera pleine le lendemain. Cette lune qui à l'heure actuelle ne manque pas de, déjà, l'appeler. Il le sait, il la sent lui aussi. Arsène se retourne enfin vers Cosmo et avance d'un pas vers lui.

« Elle t'inonde, appelle chaque fibre de ton être. Elle te supplie de la rejoindre. »

Son regard est intense, lourd, il ne cligne pas, les pupilles profondément ancrées dans celles du jeune de Runes. D'aucun dirait que le Baron a sa propre manière de ne pas brusquer. Au diable les belles paroles, n'était-il meilleur conseil que celui de s'accepter entièrement ? De se donner corps et âme à un destin quoi qu'il arrive irrémédiablement gravé ?

« Je suis Arsène. Arsène d'Apcher, le frère de feu Aminthe, ta mère. Tu étais encore petit la dernière fois que je t'ai vu, tu ne dois pas te souvenir de moi. Mais je suis là pour t'aider, Cosmo. Toutes les interrogations enfouies en toi, tu n'as pas besoin de trouver leurs réponses par toi même. »

Il pose sa main puissante sur l'épaule de son neveu en un geste tendre, à sa manière. S'il est froid, intransigeant et prompt à céder avec une cinglante facilité à ses instincts les plus primaires, bestiaux et vindicatifs, il n'en reste pas moins que dans une famille décimée, il est important de prendre soin de ceux qui sont encore là. Surtout lorsqu'ils ont besoin d'être guidé.

« Tu n'as pas besoin d'être tout seul. »

Recul, doute, méfiance mais néanmoins profond désir d'en savoir plus, de se laisser aller à écouter les conseils de cet oncle inconnu. Voilà les émotions que le Baron d'Apcher détecte sans mal dans les attitudes fuyantes de son neveu. N'aurait-il point déjà coupé court à cet échange s'il avait considéré hors de question recevoir cette attention particulière d'un homme qui se révèle ouvertement comme quelqu'un qui sait de quoi il parle, et qui montre patte blanche dans l'unique but de tendre la main ? Lui qui, depuis maintenant 31 ans connait les transformations, la dangerosité, les craintes et puis la plénitude d'embrasser à corps perdu cette particularité de toute manière incurable à laquelle on ne peut échapper.

« Je ne suis pas tout seul. Mais je suis dangereux. »

Fait indéniable, la dangerosité de sa condition, Arsène ne la connait que trop bien. Lui qui, durant sa scolarité, prenait soin de quitter les remparts de Beauxbâtons afin de ne pas risquer de blesser les quelques personnes qui lui étaient chères à l'école. Et éviter d'attirer un peu plus l'attention sur ces lycanthropes d'Apcher, car une seconde chasse au loup garou ne leur permettrait pas de se relever, cette fois ci. Un accident, une fois, lorsque l'adolescence et sa classique tempête d'hormones avaient rendu la bête encore plus imprévisible et impulsive. Un rival à son premier amour qui s'était retrouvé fort amoché après une pleine lune. Heureusement, les traces du loup avaient été effacées, l'on aura justifié ces blessures par un entrainement au duel qui aurait mal tourné.

« Je suis déjà l’adopté. Je n’ai pas envie d’être l’adopté qui aura du fuir.
- Nul besoin de fuir ce qu'on ne peut échapper, Cosmo. Mettre tes proches en sécurité en les allégeant de ta présence lorsque tu représentes un danger n'est en rien une fuite. C'est une précaution indispensable si tu souhaites un jour accepter le loup qui sommeil en toi. »

Sagesse couplée d'attention, voilà qui est bien loin de ressembler à l'image forte et impitoyable du loup blanc du Gévaudan. Réputation travaillée sur de nombreuses années loin d'être volée pour autant. Impitoyable, il l'est. Fier, il l'est. Bestial, vindicatif, dominant, violent. Tous ces qualificatifs sont parfaitement adaptés lorsque l'on évoque Arsène. Travail acharné d'un père souhaitant léguer son héritage à un fils capable de faire briller à nouveau la famille d'Apcher. Gloire d'antan à retrouver. Pour autant, le rôle du grand méchant loup a ses limites. Ennemis prenez garde, amis soyez rassurés, l'alpha veille sur vous. Une main levée sur les siens, c'est une attaque contre le chef de famille. Fuyez la colère du loup protecteur, vous n'en sortirez pas vivant.

« Tu n'est pas seul ici, j'en suis certain. Mais si ton père a jugé utile de me contacter pour te conseiller, c'est qu'il sait tout comme moi que tes proches ont leurs limites. Tu as besoin de t'entourer des tiens pour apprivoiser la bête. Si tu refuses de prendre en compte la nature qui est désormais la tienne, crois moi, tu finiras pas blesser quelqu'un qui t'est cher. »

Il regarde en arrière, dans le jardin où ils ont laissé les soeurs du de Runes.

« Arriverais-tu à surmonter l'horreur de voir de tes yeux impuissants tes propres griffes ôter la vie de tes petites soeurs ? Ou bien de ton père ? »

Cruelle image s'il en est, pourtant loin d'être irréaliste. Bien au contraire. Le regard sincère et un air accueillant, Arsène tend la main vers son neveu.

« Je te propose de te joindre à nous. Le domaine d'Apcher compte des hectares de forêt où personne ne peut s'aventurer, elle est protégée par des charmes magiques empêchant quiconque d'y pénétrer. Là bas, tu ne risqueras pas de blesser qui que ce soit. Tu pourras simplement t'apprivoiser, goûter à la liberté de fouler de tes pattes la nature qui t'entoure. Je ne te demande pas de vivre avec nous, les membres de la meute sont libres de vivre leur vie. Mais lorsque la lune est pleine, nous sommes ensemble. Ta place est avec nous. »

Hésitation plus que palpable, la crainte de se soumettre volontairement à une possibilité de faire confiance à un nom qui, encore aujourd'hui, n'attire que crainte et mépris au sein de certaines familles de sorciers. Doute compréhensible, qui irritera pourtant le loup blanc pendant une seconde.

« Suis-je ainsi relié aux d’Apcher ? Je suis un de Runes. »

Était-il possible que le fils adoptif de sa défunte soeur rejette aussi intensément ce côté de la famille ? Il n'était qu'un frêle enfant lorsque le couple de Runes le recueilli à l'orphelinat, était-il possible qu'Aminthe ait pu dresser un portrait peu flatteur de sa propre famille ? D'où venait cette défiance à leur égard ? Hélas, les morts ne parlent pas, et la pauvre Aminthe ne pourrait répondre à ses interrogation du fond de sa tombe. L'homme d'acier n'avait plus qu'à découvrir par lui même les raisons d'une telle défiance.

« Si j’accepte pour les mettre en sécurité, en dehors de vos terres je n’aurais pas de comptes à vous rendre ? »

Le loup solitaire semblait tout de même appâté. La promesse de ne pas risquer de blesser ses proches étant la raison principale qui poussait les loups à se regrouper. Car s'ils sont plus forts et dangereux en meute, s'éloigner des villes et villages pour s'enfoncer dans l'épaisse forêt de Mercoire à la nuit tombée ne fait que les rendre plus inoffensif à âme qui vive. Sauf pour les fous qui osent encore braver les limites du territoire de la meute. Ceux ci scellent eux même leur funeste destin.

« Cosmo... » souffle-t-il avec douceur « Je n'ai aucune intention ni même envie de te contrôler. Je t'offre un refuge, pas une prison. Ta vie en champagne, tes loisirs, qu'importe leur nature, tout cela t'appartient. Loin de moi l'idée de te priver de tout cela. »

Arsène marque une pause, laissant le temps à son neveu de bien intégrer ses mots. Une pointe de peine heurte son coeur noirci, car voir ainsi sa famille rejeter toute envie de lien plus profond le peine bien plus que le Baron n'avait pu l'imaginer.

« Du moment que tu ne mets pas en danger la meute, tu n'auras rien à craindre de moi, ni de compte à me rendre, je t'en fais le serment. Cependant... »

Une hésitation lui fait étouffer sa phrase. Il se racle la gorge avant de poursuivre.

« Comprends bien que les loups fonctionnent en meute, c'est ainsi que nous vivons et nous épanouissons. Je protège les intérêts des miens, un acte intenté contre un membre de ma meute est une attaque directe contre moi. Si d'aventure tu souhaitais nous rejoindre de manière plus concrète, te soumettre à mon autorité et accepter à part entière ce que signifie faire partie d'une meute, tu seras le bienvenu. Tu n'es pas obligé de prendre une décision immédiatement, j'ai conscience que cette confiance devra être gagnée. Pour l'heure, considère mes terres comme un refuge. »

Il offre un sourire sincère à son neveu.

« Même si tu ne portes pas ce nom, tu es un d'Apcher. Et cela signifie beaucoup pour moi. »