False echo

Le bois du ponton grince sous ses bottes, crissent du sel venu s’y incruster avec le temps. Alentours, les allées flottantes du marché phocéen bruissent encore du passage des sorciers y effectuant leurs emplettes de fin de journée. L’eau placide renvoie les échos de voix s’interpellant tandis que les falaises résonnent du cri des mouettes. La lueur persistante du soleil embrase l’horizon de vin et d’ichor, projetant l’ombre des bâtiments et des hommes sur la surface des flots comme autant d’illusions à ce monde aqueux. Le parfum de l’iode est si puissant, ici, avec ses fermes d’algues et ses pièges à eux, que l’air en devient presque palpable, s’accrochant à la peau et aux tissus.

Et c’est ici, sur ce frêle esquif d’humanité coincé entre une plage rocailleuse déserte et isolée et l’immensité de la mer méditerranée, que s’achève la quête qui a occupé son esprit depuis l’instant de sa libération. Retrouver les siens. Ce soir, la première étape en sera conclue et Kutkh lui-même en est ravi, l’esprit silencieux, rivé sur le dos de l’homme qu’il file de loin. Sa mire dévore chaque reflet de cette silhouette, inlassablement vorace. Un léger sourire flotte sur ses lèvres, menaçant de lui dévoiler les canines. Ce soir, il retrouve l’un de ses frères, et ce n’est franchement pas trop tôt, surtout pas pour celui-là. Celui qu’il a cru perdu, celui qu’il a pensé l’avoir trahi et trompé.

Sur sa route, une étale d’agrumes embaume un ponton du parfum des oranges et de la grenade. Il se saisit d’un fruit, continue sa route. Traquer cet homme entre Paris et Marseille n’a pas été aisé, et certainement pas plaisant. L’oisillon que l’on a arraché à son nid s’est fourré dans quelque chose dont Kutkh ne discerne pas encore les détails, mais qui l’a tenu éloigné de sa trace trop aisément. Mais il a d’autres moyens. En réalité, beaucoup de moyens, surtout dans cette région. Remonter la piste vaut son pesant d’or, c’est une certitude. Aussi certainement qu’il sent sa paume frémir, à l’emplacement où ils ont un jour mêlé leurs sangs. Son sourire ne faiblit pas.

Son pas s’adapte à celui de l’homme qu’il traque et qu’il connaît si bien, encore aujourd’hui, le souvenir rivé à sa psychée, les crocs de sa détermination profondément planté dans la chair métaphorique. Tous deux tournent derrière un bâtiment et Kukth ravale l’impulsion de courir et de le soulever de terre, quoique son frère aura certainement plus de facilité à réaliser ce genre de fantaisie que lui, qui se remet toujours de son long séjour entre quatre murs. Il s’arrête, lorsque l’autre poursuit, inspire profondément. Le fumet des retrouvailles l’étourdit presque, il ne s’est jamais senti aussi bien, ces dix dernières années et pourtant… il hésite. Ou du moins, il hésite pendant un bref instant.

“Galahad !”

La voix porte, claire, tinte sans mal à la surface de l’eau, porte jusqu’à sa cible. Dans l’obscurité tombante et le carmin d’un soleil à l’agonie, Kutkh offre un éclat d’ivoir et avance à nouveau, avalant la distance qui le sépare du Cavalier sans Tête, de Galahad, de son frère qu’il a cru perdu depuis toutes ses années et qu’il retrouve enfin. Et cette simple idée tord le coup de ce qui habite ses pensées, de ce qui réclame le sang et la mort. Parce qu’aujourd’hui, pour la première fois, il retrouve sa famille. Pas de sang, non, mais de choix. Celle pour laquelle il a subi ces chaînes pendant dix ans. Il approche, et le visage de Galahad devient plus clair, plus net, plus réel.

Son pas ralentit, tandis qu’il l’approche, et lorsqu’il s’arrête, balançant son poids sur une jambe, Kutkh se prend encore à l’observer un instant, bonne humeur jouant sur ses traits encore durs et sévères, émaciés. Il prend un instant avant que son sourire ne revienne, dévorant.

“Galahad,” il savoure le nom avec le plus grand des délices, comme une pâtisserie, “il était grand temps qu’on se retrouve, toi et moi.”

Quelque chose ne va pas, voilà ce que susurre son esprit et que Kutkh préfère ignorer tandis qu’il avance vers son frère, impatient de le retrouver. Depuis l’instant où ses contacts ont confirmé qu’il s’agit bel et bien de son Galahad, il n’a pas eu de cesse de s’imaginer les retrouvailles, joyeuses bien entendues, car pourquoi diable ne le seraient-elles pas, exactement ? Pourtant, tandis que son frère se tourne vers lui, il lui devient de plus en plus difficile de s’accrocher à l’idée qu’ils vont mutuellement se tomber dans les bras.  

Quelque chose qui ne va pas ? Il est plutôt en train de chercher ce qui peut bien aller ! Son regard ne va pas, sa posture ne va pas, et quand il lui répond enfin, sa voix ne va pas non plus. Et devant ce tombereau de déconvenue qu’on lui assène violemment sur la tête, Kutkh cesse de sourire. Oh pas immédiatement, et certainement pas totalement. Mais il sent l’expression couler le long de ses traits, quittant en premier ses yeux, puis son expressivité, se faisant seconde par seconde plus fine et plus pincée.

Observant attentivement Galahad, Kutkh se contient de son mieux, l’expression à un cheveux de se transformer en une grimace caustique. Une bataille perdue d’avance. Détournant la tête, il émet un son indistinct en plongeant les mains dans les poches, sourire achevant de glisser. Reste l’acide, la féroce habitude qu’il a de rire de tout, même de lui-même, pour ne jamais offrir cette arme à ses ennemis. Eut-il possédé quelque chose à broyer, dans l’immédiat, qu’il l’eut sans doute fait pour soulager l’étau d’impuissance consternée qui le contraint.

En lieu et place ? Il déglutit, expire sèchement et compte dans sa barbe pendant quelques instants. C’est de Galahad, qu’il s’agit. De son frère. Il y a forcément une explication à son attitude, il ne peut pas faire semblant, non non, ce n’est pas envisageable, et en plus, ça ne lui ressemble pas. Pas l'homme qu’il a récupéré, arraché à il ne sait plus quelle famille de bourges qui n’a jamais eu aucune idée de sa valeur. Pas l’oisillon qui l’a sorti d’affaire, et qu’il a sorti d’affaire, à plus d’une reprise.  

Alors Kutkh tempère la violence qui sourde déjà dans ses mains, l’acide sur sa langue. Il sourit à nouveau, lorsqu’il se tourne vers Galahad.

“Mon cavalier a finalement perdu sa tête pour de bon ? ”

L’explication, quoique terrible d’implications, est aussi beaucoup plus plausible que de le voir l’ignorer volontairement. Parce que si Kutkh ne croit pas en qui que ce soit, il croit néanmoins en sa famille, en ceux qui lui ont juré leur loyauté. Parce que cette fidélité est sacrée et ne peut être bafouée. Pas sans y perdre la vie. Il ne l’eut pas toléré. Ils ne l’auraient pas toléré. Aucun d’eux ! Alors il lui fait face et son regard semble vouloir l’engloutir tant il le détaille à la recherche de la moindre parcelle de réponse.

“Tu ne me reconnais vraiment pas, hein... ? ” vient finalement la conclusion, dans le silence inconfortable qui s’est progressivement installé entre eux.  

L’idée même lui donne envie de hurler de frustration, mais vu le regard de chien prudent que Galahad lui envoie, il en décidera probablement de se carapater ou bien de l’attaquer et Kutkh n’a absolument aucune idée de la façon dont il réagira lui-même si cela doit arriver. Or, il ne lui veut aucun mal. En réalité ? Que du bien. Il veut le ramener auprès de sa famille, pas l’abandonner avec ces imbéciles de Corses. L’idée n’a pas d’achever de ruiner la situation. Alors il inspire profondément.... et lentement, sort l’une de ses mains de sa poche.

“D’accord, tu ne me reconnais pas du tout,” commence-t-il, non sans contenir un rire nerveux, “alors est-ce que tu te souviens peut-être de ça ?”

Retirant son gant droit et tirant légèrement sa manche en arrière, Kutkh présente la marque rituelle gravée sur l’intérieur du poignet, là où ils ont un jour mêlé leurs sangs.

Ce regard lui pèse, souille son derme. Il eut voulu s’y soustraire, ou lui arracher les yeux, faire cesser ce coup d'œil méfiant et distant qui ne ressemble en rien à son Galahad. Kutkh cille, son œil droit, à l’iris plus large, légèrement en retard sur son œil gauche. Une crispation parcourt son corps, lui tordant les épaules, lui faisant serrer les dents. Cette brûlure, profondément dans ses chairs, qu’est-ce exactement ? Elle est importune, désagréable. Elle lui donne envie d’enfoncer les mains dans ses entrailles pour l’en déloger, la rejeter de toutes ses forces. Hurler de toutes ses forces.

Kutkh sait, tandis qu’il sourit. Le sentiment d’impuissance est comme une mauvaise fièvre, oppressant et humiliant. Il se loge sous sa langue avec amertume, compresse ses poumons et ses tempes. Il inspire profondément, lentement. Ravale l’impulsion qui fourmille déjà dans son corps, nourrie par l’impuissance. L’envie d’attaquer, de frapper jusqu’à sentir la résistance se rompre, détruire, peu importe la cible jusqu’à exorciser la rage qui rampe sous sa peau. Et il se voit déjà le saisir par le scalpe et lui fracasser le crâne contre la pierre d’angle, et…

Et il cille, expire sèchement. Cille une fois de plus. Non, il ne veut pas le blesser, pas Galahad, pas son frère. Kutkh en paiera le prix, plus tard, un prix sanglant, un tribut à sa retenue. Mais Galahad restera intact. Sauf. Mais toujours ignorant. Et l’idée même le révulse. Il le voit bien, pourtant. Même cette marque, même le symbole de leur lien filial, qu’il a si souvent observé durant sa captivité, vénéré comme une source de courage, Galahad ne le reconnaît plus. Alors quoi ? Abandonner ? Le laisser là où il n’est que l’ombre de lui-même ? Jamais de la vie.

“Luka. C’est comme ça que tu m’appelais. Luka Romanov.” Vérité, offerte d’une voix de silex. “Et tu portes des cicatrices beaucoup plus intéressantes que celles-ci, dont, je suppose, tu ignore maintenant tout également.” Parce qu’il est évident que si Galahad a oublié jusqu’à leur serment, il aura oublié le reste de la famille également. Et c’est injuste, vraiment, pourquoi est-il qu’il a oublié ? Le don de double vue est carabiné mais à ce point ? Il n’en a jamais entendu parler. Et avec ces questions en viennent d’autres, aigres.

Pourquoi est-il partit ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Ses dents grincent, à lui en faire péter l’émail, mais ses pensées grincent plus encore, tendues et prêtes à se rompre. “Tu m’as aussi appelé Kutkh, avant que je ne te donne mon nom. Quand nous nous sommes rencontrés. Ça ne te parle pas non plus ?” Et il abomine la note émotionnelle qui vient gratter sur la pierre de son ton, qui fait crisser son cœur sur les miettes de l’espoir qu’il a nourri. Est-ce que son cavalier est même encore là, sous les traits pâles et méfiants ? Sous cette défroque qu’il a endossé ?

“Parce que tu étais mon frère !” rugit-il, soudainement planté à seulement quelques centimètres de lui, plus vif que sa maigreur ne le laisserait penser, les grands yeux dépareillés dévorant et brûlant. Peut-être est-ce quand Galahad a avoué qu’on a joué avec ses souvenirs. Peut-être est-ce qu’on ose tenter de lui donner des ordres ou peut-être est-ce quand il a dit s’en foutre. Peut-être. Ce qui est certain, c’est que quelque chose a lâché, en lui, la retenue sur cette colère noire que tout lui fait couver depuis l’instant où ils se sont adressés la parole et où tous ses rêves se sont envolés. Et il est là, épaules légèrement voûtées, comme un charognard prêt à fondre en dépit des centimètres que Galahad lui impose, et de sa meilleure forme.

Indifférent à la vaste différence de capacités physiques actuelles, Kutkh montre presque les crocs lorsqu’il assène sans hésitation. “Mon frère ! Nous nous sommes juré l’un à l’autre,” il élève une nouvelle fois son poignet scarifié, “un rituel de sang Galahad, et pas le genre qui se brise simplement parce que quelqu’un se tire !” Et dans ses yeux flambe la rage. “T’as disparu du jour au lendemain, et putain je t’ai cherché partout ! J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose, puis j’ai cru que tu m’avais trahi, j’étais incapable de te retrouver ! Voilà pourquoi j’insiste ! Tu étais l’un des nôtres ! Notre frère ! Alors si tu crois que je vais simplement te laisser pourrir ici comme un molosse de seconde main tu te fourre le doigt dans l'œil jusqu’au trognon, et…”

Une impulsion tord ses nerfs, le fait se détourner quand la main qu’il garde enfoncer dans sa poche, autours de son seul talisman tremble, que la magie surgit sans qu’il le veuille tout à fait, et qu’il explose une bite d’amarrage d’un mouvement brusque. “Rose,” siffle-t-il, la respiration hachée, le nom craché comme une malédiction, “putain, à tous les coups c’est de sa faute ! Pourquoi est-ce que je n’y ai pas fait attention plus tôt ?” L’injure qui lui broie les lèvres est suffisamment odieuse pour faire s’évanouir tout un couvent de nonnes et il enfouie une main dans ses courts cheveux sombres, haine évidente dans chaque frémissement de sa silhouette et sa respiration est encore sifflante quand il se tourne de nouveau vers Galahad, lui souriant avec affection.

“C’est pas ta faute. C’est vrai, de ton point de vue ça ne rime à rien, mais crois-moi, du mien y' a rien de plus évident. T’as été le premier, tu sais ? Le premier membre de ma famille. Pas de sang, ça non, mais.. une famille choisie,” et son ton se fait presque doux à présent, tandis qu’il se tourne vers lui, secoue un peu la tête, dépité, “merde, je t’ai pleuré, Galahad. Quand je suis sorti, la première chose que j’ai fais, c’est essayer de vous retrouver, toi et les autres, et la première direction que le sort m’a donné, c’était toi… j’y croyais même pas., je…” Il s’arrête, ne sachant pas lui-même ce qu’il désire dire, ce qu’il peut réellement dire. Si vraiment quelqu’un a joué avec les souvenirs de son frère, si Rose a joué avec lui, quelles sont ses options, pour inverser le sort ?

Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Trahi. Je n’aurais jamais.

Je n’aurais jamais trahi.  

L’affirmation bourdonne à ses tempes alors que toute vie draine lentement de son visage à présent pâle comme celui d’un mort. Alors que le froid et le vide viennent dévorer tout ce qui reste de sa bonne humeur. Alors que Galahad lui tourne le dos pour s’éloigner, l’abandonnant volontairement cette fois. Choisissant cette nouvelle vie dans laquelle il se complaît au service des Corses.  

Je n’aurais jamais trahi.

La souffrance le surprend, cette fleur brûlante qui éclot au creux de sa poitrine. Pas une douleur physique, que Kutkh ne connaît que trop bien, qu’il a appris à accepter. Pas une douleur psychique, la tension permanente contre laquelle il doit lutter pour ne pas perdre pied et qui est devenue si familière. Non. C’est une douleur de l’âme. De cette petite chose déjà tant rongée que Kutkh garde précieusement au fond de lui.

Je n’aurais jamais trahi.

Il eut voulu la rejeter, la fuir, cette douleur qui grossit et grossit encore, gonflant jusqu’à envahir chaque parcelle de son être, l’asphyxiant avec une violence qu’aucune laisse et aucun collier n’eut pu égaler. Dans sa gorge meurt-née une supplique. Qu’il ne fasse pas ce choix. Qu’il ne parte pas, pas maintenant qu’il l’a retrouvé. Une supplique suffisamment viscérale pour le secouer.

Je n’aurais jamais trahi.

C’est la rage qui parle, à la place. La fureur d’un animal blessé et acculé qui refuse d’admettre son impuissance. Le désespoir d’un naufragé à qui l’on retire l’une des ultimes lueurs de son existence. Sa vision se fait rouge, pulse tandis qu’il appose sa main sur le bois d’un bardeau de la cahute la plus proche, concentre son pouvoir dans l’essence, susurrant les mots anciens de la lande.

Je n’aurais jamais trahi.

L’impulsion fait s’effondrer une partie de la structure sur Galahad. Pas suffisamment pour l’envoyer à la flotte mais suffisamment, espère-t-il, pour l’assommer. Parce qu’en dépit de tout, en dépit de l’amnésie, en dépit de son apathie, en dépit de ses affirmations... il l’a bel et bien trahi, là en l’instant, là en se détournant, en choisissant la facilité. Mais lui ne le trahira pas.  

Il le tuera plutôt.  

Une fois l’effondrement achevé, Kutkh s’avance, le pas presque dansant, sifflotant légèrement malgré la colère, vision hantée par les punitions qu’il s’imagine lui infliger. Pourtant à son approche, la douleur ne disparaît pas, tout juste s’apaise-t-elle quelque peu. Elle grouille encore sous sa peau comme une gangrène et le transperce quand il observe son frère, et les suppliques reviennent.

Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Je n’aurais jamais trahi. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Trahi. Je n’aurais jamais.

Kutkh leur tord froidement le cou avant qu’elles n’éclosent.  

“Je n’ai pas l’intention de te perdre de nouveau, petit frère.”

Il sourit, couvant son oisillon d’un regard tourmenté, se penche vers lui tout en étendant une main, frôle sa tempe sans jamais le toucher pour de bon. La souffrance, dans les yeux de Galahad lorsqu’il l’a approché, il ne l’a pas loupé et il ne sait pas, pour l’heure, comment l’en libérer. Mais il ne peut pas accepter de le laisser là. L’idée même ravive la brûlure entre ses côtes.  

Il doit l’emmener.  

“Si je te détache, tu veux bien éviter de fuir immédiatement ?” glisse la voix de Luka, troublant à peine le silence déjà contrarié de la pièce. Un bref mouvement, dans le dos de Galahad, est le seul indice de sa présence, tapis dans les ombres, troublé. Il n’a pas cessé de l’être depuis l’instant où son frère s’est détourné sur cette jetée du marché flottant, incertain de la conduite à adopter, incertain de la façon dont rompre son amnésie, et à présent, incertain de désirer même se montrer.

Le spectre du souvenir broie toujours son thorax à chaque inspiration et il en est venu à le craindre, à le haïr. Même lorsqu’il observe Galahad, et il l’a souvent observé durant le trajet qui leur a permis de quitter Marseille pour l’arrière-pays provençal, l’ombre de cette ignoble connaissance ne l’a jamais lâché. Il s’est détourné. Rencontre rejouée dans sa tête, encore et encore, tandis qu’il le veille, craignant ce que son inconscience eut pu dévoiler.

Et il n’a eu de cesse de le veiller, de l’observer, des heures durant, gravant son existence dans la sienne à la place qui lui a toujours été accordée depuis qu’ils se sont jurés l’un à l’autre, ciselant les contours d’une relation disparue. Il s’est à nouveau convaincu, rappelé qu’il est en vie, de ces milles et unes façon dont un corps humain peut affirmer l’être depuis son souffle jusqu’aux mouvements naturels, même plongé dans l’inconscience, même silencieux.

Et à présent, il n’est plus silencieux, ni immobile, mais la crainte ne quitte pas Luka, tandis que Kutkh l’observe toujours attentivement, tournant et retournant la boucle de cheveux qu’il lui a prise entre ses doigts, lentement, précautionneusement. Une part de lui souhaite toujours le punir, tandis que l’autre cherche passionnément une issue. Un saluts, même indu pour eux. Ce ne sont jamais les rebuts de l’humanité qui bénéficient des fins heureuses.

“Je suis désolé, Galahad. J’ai paniqué. Tu… Tu ne m’as jamais tourné le dos comme ça avant,” hasarde-t-il, perché sur sa chaise, dans son coin, au plus éloigné de lui, secoué de l’entendre crier ainsi, sa souffrance le dépeçant vivant. Il haït cette souffrance mais ne peut pas la chasser, l’absorbant comme il a absorbé son image toutes ces heures durant. Ses mains se referment compulsivement sur la boucle de cheveux, son souffle s’échouant dans le vide.

La pause est maladroite, à moins que ce ne soit simplement lui, déchiré entre la colère noire de Kutkh et cette vulnérabilité qu’il protège nuit et jour, loin de la surface, mais que sa famille a toujours incarné. “Je ne pouvais pas te perdre à nouveau.” Et il baisse la tête, cessant enfin de l'observer. “Tu as disparu du jour au lendemain. Sans un mot. Sans… sans un seul indice.” Sa mâchoire tique, joue, tandis qu’il ravale ses expressions, cette peine qu’il ne sait pas manier.

“Je n’ai pas compris. Et avec le temps… Tu finis par essayer de trouver une explication convaincante pour laisser reposer ton spectre. Pour passer à autre chose. Tu finis par te convaincre, quitte à inventer des faits ou à les tordre juste pour… pour arrêter d’y penser.” Il secoua légèrement la tête, expirant avec sècheresse, regard détaillant sans le voir le sol inégal. “Mais au Fort, vous étiez la seule chose qui me restait, toi, les autres, même Rose. Vous m’avez empêché de me laisser totalement aller. C’était grâce à vous.”

Ses mains tremblent, toujours fermées sur la boucle de cheveux, et Luka s’accroche autant qu’il peut, jusqu’à ce que Kutkh se reprenne, se redresse. “Rose est arrivée un beau jour là où on bossait, toi, moi et les autres. Elle voulait faire affaire et elle a fini par devenir une régulière. Familière. Tu as disparu peu après qu’elle se soit installée avec nous. J’aurais dû voir le lien mais elle m’a facilement aveuglé… et je suis désolé. Si je l’avais vu immédiatement, peut-être que tu ne serais pas…”

Ses traits se font durs. “Il me semble que je suis suffisamment loin pour soulager ta souffrance. C’est le cas ? Tu douilles moins ?”

Il pince les lèvres, ravale les mots qu’il a envie de vomir, serre les mains sur la boucle de cheveux pour les empêcher de trembler et de lui échapper. Pour l’empêcher de le secouer et de hurler que si ! lui a cherché ! si ! pour lui cela change bien des choses ! Et à la place, il sourit, comme il a toujours souri face au monde peu importe ce que celui-ci peut lui faire subir, par défi, par insolence, par orgueil aussi. Au lieu d’ouvrir son cœur en deux pour en déverser le contenu, il questionne. “Qui d’autre t’as cru mort ?” Curiosité à défaut de satisfaction, offerte en sacrifice au monstre sous son crâne.

Parce qu’il sait ce que Galahad veut dire et qu’une fois de plus, l’impuissance lui donne envie de hurler. Parce que ça ne change rien de ce qui est passé, parce que son frère n’a pas vécu les choses différemment, peu importe ce qu’ils ont pensé, quand bien même Kutkh l’eut voulu. Il n’eut pas dû leur échapper en fin de compte voilà la vérité, Galahad a été en sécurité avec eux, au moins jusqu’à ce que le danger s’infiltre dans leurs rangs par sa faute à lui. Rose, il eut réellement dû y faire plus attention, une femme est toujours synonyme de changements et d’épreuves.

“Oh ça va hein,” grommelle-t-il, et un instant, rien de leur éloignement ne semble avoir vraiment existé, “t’as le dos et la tête dure et puis j’ai paniqué, ça arrive à tout le monde, quelle idée de me planter là comme un con aussi…” Involontairement, le voilà qui croise les bras, boude presque ouvertement, presque, parce qu’il se planque toujours dans un coin d’ombre et dans son dos, mais le dépit est perceptible dans sa voix. Son regard chasse, mais la pièce est vide et l’attrait de retrouver Galahad trop fort, alors il lui revient après un instant, à peine.

“Non vraiment, ça va ? Ta tête, ou quoi que ce soit que tu avais ?” Il n’a jamais été l’homme le plus adroit mais Galahad lui a toujours pardonné, pourquoi est-ce qu’il ne pardonnerait pas encore une fois, aujourd’hui ? Pourquoi est-ce qu’il lui tiendrait réellement rigueur ? Il n’a aucune raison de douter. Même s’il ne s’en souvient pas, son frère reste son frère, il l’a vu hésiter, il l’a vu s’accrocher à ses mots… Il y a encore quelque chose de leur lien, quelque part à l’intérieur. Il veut y croire. Il doit y croire. L'alternative est aussi glaçante qu’elle nourrit les pires facettes de son esprit.

En vérité, Kutkh lui-même ne désire pas y penser pour l’heure, se refusant à explorer ces territoires-là. “D’accord…” Il se releva, presque précipitamment “Attends, je…” Et s’arrêta immédiatement, conscient qu’en s’approchant, il risque à nouveau de le blesser involontairement. Son regard parcourt de nouveau la pièce, incertain cette fois, puis il s’ébroue. “Attends-moi un instant, je reviens.” Pendant quelques instants, il n’y eut que le silence et le bruit des pas de Kutkh s’éloignant dans le couloir, puis plus rien, et puis enfin, de nouveaux bruits de pas, doubles cette fois.

Un homme dans la cinquantaine, à la démarche de militaire mais aux oripeaux de simple garde-chasse s’approcha et retira les liens de Galahad sans un mot, avant de s’écarter et d’entamer sa sortie de la pièce, après avoir été remercié par Kutkh. Celui-ci se détourna cependant bien vite, revenant à Galahad comme à un pôle magnétique. “Voilà… encore une fois, je suis désolé. Tu es resté inconscient pendant une poignée d’heures. Une demi-journée au maximum.” Il inspira profondément, luttant violemment contre ses instincts primaires, contre l’envie dévorante de… il n’ose même l’examiner.

“Tu es libre de partir, si tu veux. Au fond tu n’as pas tort, pour toi ça ne change rien… et même si j’avais les moyens de te rendre tes souvenirs, peut-être que tu n’en veux pas…” Il réprime de son mieux une grimace à cette idée. “Mais même ainsi… j’aimerais bien renouer avec toi.” Il eut un vague geste de la main, déglutit péniblement, forçant un sourire. “Et je vais essayer de ne pas te refaire tomber des poutres sur la tête.”

Les voilà de nouveau face à face et Galahad a la tronche en vrac, courtoisie des poutres que Kutkh lui a lâché sur la caboche. Ses traits sont un mélange de bleuâtre et de violet, avec quelques goûtues touches cireuses et quelques emplacements tuméfiés, rien que Kutkh n’ait pas vu se former pendant le trajet. Il manque cependant d’en rire, l’expression fermée de son frère donne à l’ensemble des airs d’un tableau de Magritte, et il lui faut se mordre l’intérieur de la joue pour se retenir de glousser, sachant que Galahad se vexera certainement. Impossible toutefois de réprimer le pétillement de ses yeux sombres autrement dénués de vie, ou la légère expression qui vient frôler ses traits.

“C’est une accusation ou une suggestion ? ” ne peut-il s’empêcher de taquiner, l’humeur aidée par l’absurde de la scène, l’empêchant de se vexer. Parce que seule la vérité vexe, non ? Et il ne sait absolument pas s’il est capable de réellement le laisser partir, son cavalier sans tête. Fort heureusement, on ne lui donne pas l’occasion d’examiner tout cela de trop près, au risque de briser ses pitoyables illusions. Non, à la place, Galahad lui rétorque, s’accroche à l’évocation de ses souvenirs et une fois de plus, il surprend Luka. Parce qu’il eut sincèrement pensé que Galahad ne souhaitera que mettre tout cela derrière lui, comme sur le port.

Quitte à l’oublier définitivement. Une ombre passe, lissant à nouveau ses yeux. “ Vraiment ? ” Et la retenue de sa voix confesse sa circonspection. “ Très bien. ” Voilà une question qui va l’occuper un moment. Parvenir à défaire un sortilège ou une potion d’oubli. C’est loin d’être une promenade de santé. Est-ce seulement faisable ? La logique eut voulu que non, si l’on efface quelque chose, c’est tout dit, l’objet est effacé. Mais voilà, rien n’est jamais si simple ni si bien défini, dans la magie. Seuls les sorciers modernes se bercent de telles illusions et lui n’en est pas. Rien n’est jamais bien défini chez les hommes non plus, en y pensant.

“ Hm, hein ? ” Kutkh cille, revient brutalement à l’instant présent et à la demande de Galahad, se parant d’un sourire caustique, ne se dérobant pas à sa mire quémandeuse. “ Ben tient, ” renâcle-t-il, “ tu es toujours adepte de ce truc ? Comme quoi certaines choses ne changent pas même quand on perd la mémoire dirait-on.... ” Son frère en consommait déjà, lorsqu’il vint à attirer son attention, un employé des Antiques Rêveries comme un autre, ou presque. Un moyen d’atténuer l’impact de ses visions. Du gâchis sur le papier mais dans les faits, qui n’a pas son poison ? Fut un temps, il l’eut jeté à l’idée de ne pas bénéficier de son précieux don mais... ce temps-là est révolu depuis longtemps. Galahad lui appartient.

A cette idée, Luka a l’impression de sentir la marque à son poignet tordre sa chair, bien qu’il n’en montrât rien, un simple mouvement distrait de la dextre venant ponctuer l’étrange sensation, comme pour chasser un nuisible. Le regard qu’il offre à l’œillade bravache de Galahad est dénuée de jugement mais pas dénuée d’aisance à naviguer de tels sujets. “ Toujours tes visions... hein ? Tu en as toujours peur ? ” Là encore, pas de jugement. Pas de prise de parti. Pas de projection. Il plonge même les mains dans les poches, nonchalant, en profite pour y dissimuler la boucle de cheveux qu’il lui a prise. “ Dis-moi où tu te fournis habituellement, je n’ai pas encore récupéré tous mes repères. J’enverrais en chercher.... ou mieux, je ferais le tour du proprio moi-même. ”

Il pencha légèrement la tête, ajouta comme une pensée secondaire, “ sauf si tu penses préférer m’accompagner. Ça fait longtemps qu’on n'a pas traîné dans des coins peu recommandables ensemble. ” L’idée l’enthousiasme bien plus qu’il ne le laisse voir, d’ailleurs. Faire les quatre cent coups avec lui, voilà quelque chose qui a le don de lui remonter le moral ! Et puis, même s’il n’en dit rien, que tous deux partagent quelque chose aidera peut-être à faire revenir quelques souvenirs. Il l’espère, oublietter quelqu’un, c’est de la sorcellerie moderne pour beaucoup, après tout, et lui n’a aucune foutre idée de comment ça fonctionne.

“ Qu’est-ce que tu en dis ? Oh... ” Il ressortit une main de sa poche, et pointa le visage de Galahad d’un geste vague. “ Tu veux peut-être aussi te rafraîchir et qu’on fasse quelque chose pour... ça. ” Une grimace, à demi un sourire, à demi de l’inconfort. “ Encore désolé. ”