La Lune, L’Ermite et la Mort || Emile&Lucio
(#) La Lune, L’Ermite et la Mort || Emile&Lucio
missive rédigée par Lucio Savelli le
Paris, 12/01/28
I am not the only traveler
Who has not repayed his debt
I’ve been searching for a trail to follow again
Take me back to the night we met;»
L’ambiance était chaude, tamisée et susurrante.
Lucio tenait, à la main, un verre en cristal travaillé et aux rebords parsemés d’un sucre acide et translucide. Il s’appliquait, dans une nonchalance tout à fait feinte, à jouer avec du bout de la langue, fermant les yeux quand les sensations se faisaient trop piquantes. La boisson rouge-orangée était italienne, car il n’aimait que celles-là, à Paris. Les saveurs de la capitale étaient encore trop rêches et fades pour lui, garçon de la Méditerranée. Il avait besoin de la rondeur de l’amande et de l’amertume de l’orange pour sentir autre chose qu’un simple alcool lui bouillant les boyaux. D’un doigt, le Corse tirait sur son col, tentant de trouver un souffle moins chaud sous le foulard de soie qui lui serrait la gorge. Quelqu’un fumait, à côté de lui, jusqu’à les étouffer tous de sa pipe souffreteuse. Lucio grimaça, et chercha à détourner son attention ; quelle délicieuse erreur que celle-ci.
Son regard en croisa un autre.
Toute la soirée, pourtant, il s’était appliqué à l’éviter, mais dans cette énième tentative, il était manifeste qu’il échouait lamentablement. Pire encore, il lui semblait même que s’il devait l’admettre, il tirait sur la queue du diable. Pourtant, le Savelli avait accepté l’invitation à cette soirée en se promettant de rester en retrait. A Paris, on ne le connaissait pas encore, alors, il fallait faire bonne impression. S’intégrer à ces liesses sorcières sans faire montre de sa prétention insulaire ou de ses excès de chauvinisme, boire et manger sans excès qui rendraient son esprit trop brumeux ou mal affuté, et surtout, ne point s’engager dans de nouvelles rivalités, ou dans de nouvelles amours. Tout cela, dans le but de parvenir à une meilleure assimilation dans cette masse que des mauvais chroniqueurs auraient pu qualifier de « bienveillante » - insérer ici un sourire mauvais . Lucio voulait croire que la discrétion, en effet, était un bien meilleur atout à un Savelli que ne pouvait l’être l’exubérance. Il s’y essayait, alors, pour la première fois de sa vie, mais force était de constater que ce n’était pas un jeu facile que celui-ci.
Et puis, Lucio se racontait même que ça n’était pas que pour les autres, qu’il jouait à ce jeu de faux-semblants. Soit-disant le faisait-il pour lui aussi, imaginez cela ! Il avait été bien malheureux, à Marseille. Peut-être le serait-il moins, dans la ville lumière. L’on pouvait encore rêver, n’est-ce pas ?
Le petit monde de la mode magique parisienne était réuni à cette soirée de lancement d’un nouveau parfum. Un petit flacon fort élégant avait été allègrement distribué aux invités : Funambule. L’odeur, Lucio devait l’admettre, lui avait beaucoup plu. Rien d’étonnant à cela, toutefois, si on lisait le petit feuillet explicatif :
Les parfumeurs avaient privatisé pour eux une section du Parvis Valériane, Grand Magasin que Lucio découvrait pour la première fois, non sans s’y perdre. Il quittait, ainsi, la section dévolue à la fête pour s’égarer entre les portants et autres chiffonniers, dans lesquels il trouvait, enfin, de l’air. Se rabrouant, il passa une main dans ses cheveux, pour tenter de plaquer en arrière ses boucles brunes qui, l’heure avançant, se faisaient rebelles. Il but une nouvelle gorgée de sa boisson, avant de continuer d’avancer, éloignant de plus en plus loin derrière-lui le bruit des festivités. Il y reviendrait quand il aurait retrouvé un peu de contenance, son curieux enfin semé. En attendant, il pourrait bien s’asseoir-là, à côté de cette caisse-enregistreuse, discrètement, pour terminer son verre. Se laissant lourdement tomber sur une chaise en bois, jambes négligemment étendues devant lui, Lucio réfléchissait.
Il pouvait aussi rentrer sagement chez lui — chez Giacomo. L’heure se faisait tardive, il s’était suffisamment mêlé aux sorcières et sorciers invités ce soir, avec lesquels il avait échangé quelques paroles, donnant un avis fort peu informé sur le petit flacon qu’ils tenaient tous entre leurs mains, critique ou admirateur, en fonction du receveur. Il gageait qu’il serait aisément invité à d’autres événements, car sauf pour son voyeur, tout avait été relativement facile. Mais justement : l’ambiance était bonne et l’alcool, pourquoi ne pas en profiter plus longtemps ? Il n’était pas encore minuit, après tout. Dans la poche intérieure de sa veste en laine grise, un petit paquet semblait appuyer sur le coeur du Corse. Claquant sa langue, il ne sut résister à l’appel de son Tarot. Délicatement, il sorti les cartes, griffées, cornées et jaunies par le temps, et posa le paquet devant lui. Il le coupa une fois, puis une seconde, étala les cartes devant lui, et se décida pour un tirage de trois cartes. Facile. Devait-il rester plus longtemps, ce soir, ou rentrer chez lui ? Telle fut sa question.
La première carte qu’il tira fut la Lune. Lucio ne prétendrait pas qu’il ne sortait pas cette carte quasiment à chacun de ses tirages. Le sort de tout rêveur, sans doute. L’astre était souvent positionné ainsi, comme son alliée. Parfois, comme son ennemie, en deuxième position. Pas ce soir, manifestement. La deuxième carte qu’il tira, celle du négatif, fut en effet celle de l’Ermite. Ça avait le mérite d’être clair, n’est-ce pas ? Lucio, arrogant, ne tira pas la troisième ; il croyait déjà avoir sa réponse. Il avait pourtant tapoté quelques fois sur une carte, en bout de ligne, celle qu’il aurait sans douté tirée comme symbole de synthèse s’il avait pris le temps de le faire. N’importe quel professeur de divination lui aurait tapé sur les doigts pour son impertinence : on n’arrête pas un tirage avant d’en avoir atteint la complétion. Il y a, à la présomption, un bien funeste présage.
Cette carte, si le lecteur veut le savoir, était celle de la Mort. On le laissera libre de son interprétation.
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(#) Re: La Lune, L’Ermite et la Mort || Emile&Lucio
missive rédigée par Emile Teyssier leLa Lune, L’Ermite et la Mort
@Lucio Savelli & @Emile Teyssier
◊ ◊ ◊
Il l’a vu, dès les premières secondes. Le spectacle environnant, pourtant, était grandiose. Les jeux de lumière flattant l’introduction spectaculaire du Funambule n’avaient alors qu’à peine effleuré l’intérêt du Couturier. Voyez, il y avait, parmi eux, une nouveauté. Une distraction, pourrait souffler Emile, mais il se préfère artiste subjugué, amant titillé. Oeil attiré vers la muse, qu’elle soit Kiki, Nadja ou Gala, coeur palpitant de l’artiste qui voit la révélation se faire ; l’instant avait paru surréel.
C’est qu’Emile, verre entre les doigts, à son habitude, n’est qu’ici pour affaires. On l’a convié, comme on le fait chaque soir, comme on le fait tant qu’il voit s’accumuler, sur son bureau, les cartons d’invitations. Pour un tel, et sa maroquinerie, une telle, et ses pâtisseries, et là, ce soir, pour de la parfumerie. Il ne boude pas la demande, se plaît à tourner en société, homme d’affaires convaincu voyant s’allonger, à chaque poignée de mains serrées et sourires de connivence échangés, le parchemin de ses amitiés monétaires. Son agenda est chargé, soirées toujours divisées en plusieurs temps ; Emile rôdant suffisamment à chaque célébration pour que l’hôte s’en sente flatté, avant de disparaître, d’un tour sur lui-même, pour les festivités suivantes.
Invité indiscipliné, Emile ce soir est subjugué par son miel, telle une abeille guettant son pollen, car c’est de cette sucrerie qu’il doit être fait, son Adonis inconnu, pour que son sang entier semble pulser par sa présence ; et sang occitan ne peut que se pâmer, devant un miel si joliment doré. S’amuse-t-il à le tourmenter, quand sa langue vient laper le cristal sucré de son verre, paupières retombant comme en extase, l’acidité secouant son corps ? Il se plaît à y croire, Emile, et s’imagine que ce joli Miel le regarde autant qu’il le scrute. Le trouble vient, sans aucun doute, dilater ses prunelles, désir sucré se conjuguant à l’amertume des boissons où ils font tremper leurs lèvres. Il se fait indiscret, le Couturier. Homme payé à vêtir les plus beaux, il prend un plaisir malin à déshabiller la tentation qui le nargue. Du regard, seulement, pour l’instant. Il en soupirerait, s’il n’était pas trop occupé à le dévorer. L’amusement du chassé-croisé, toutefois, ne sait satisfaire que quelques instants, et le Teyssier préférerait palper sa peau plutôt que d’en imaginer le goût.
Sûrement est-ce l’odeur entêtante qui embaume l’aire privatisée du Parvis Valériane, ou encore les lumières tamisées, jouant de reflets sur les flacons de verre formés ; comment s’expliquer, autrement, cette fascination immédiate ? La silhouette, furetant parmi les dizaines d’autres invités, têtes connues lassant terriblement Emile, ce soir, est faite de courbes inconnues. Le mystère, assurément, derrière ce déhanché et ces yeux qui l’évitent, est la cause de ses palpitations. S’il devait se décrire, le Teyssier, il lui faudrait conjurer le souvenir du 6, rue des Hortensias Hurleurs, où s’agitaient chaque matinée les gentilshommes du Carcassonne sorcier, mains tendues vers la jolie boulangère, fille adulée du quartier, aux préparations plus exquises encore que son minois. La rumeur courait qu’elle trempait les doigts dans de l’Amortentia, avant de pétrir ses pâtes ; c’était là, certainement, les mots mesquins des jalouses des rues sorcières, qui ne pouvaient pourtant résister plus longuement que ces messieurs aux douceurs qu’elle vendait.
Il penche la tête, sourcil levé, quand leurs regards s’affrontent à nouveau. S’il s’y attarde volontiers, joli Miel préfère se détourner ; le geste fait sourire Emile, lèvres frémissantes cachées derrière le rebord de son verre. Doit-il y lire une invitation ? Prunelles qui s’accrochent, sans rien cacher du miel qui les entachent, et qui cherchent avec peine à les faire s’accoler, avant de fuir, loin de la foule, semble-t-il, puisque les pas de l’Intrus délaissent la gente huppée. Le Couturier n’aura pas été tant occupé, cette dernière saison, qu’il en aurait oublié les codes de la tentation ? Il hésite, pourtant, s’en voudrait de ternir la soirée. Si, vraiment, l’homme souhaitait simplement l’éviter, s’il se plaisait uniquement à titiller, pourquoi gâcher ce tournis de désir d’un non prononcé ? Son esprit, jamais dénué de créativité, saura en tout point combler les manques de la soirée et son corps, sans doute aucun, trouvera plaisir dans d’autres bras, s’il n’arrivait à s’enfouir dans ceux de son adulé.
Cul sec, alors, pour s’étourdir et oublier joli Miel. L’alcool, vif, vient nettoyer la bouche, brûle presque les lèvres desséchées d’un hiver rude. Il se laisse porter par les autres convives, arrondit le dos et vient câliner les humeurs des parfumeurs, mot flatteur glissé d’oreilles en oreilles. Il faut faire oublier ses airs distraits, gommer son indiscrétion, rappeler à tous qu’il est présent, toujours attentif à leurs potins, heureux d’hocher la tête et de rire, là où on attend son sourire. Il trépigne, pourtant, le Teyssier ; il n’arrive pas à s’abandonner, comme il sait si bien le faire, en toute autre occasion, aux bras de la société. Son charme, qui fait se contorsionner et se pâmer les dames et messieurs de la réception, le fatigue de sa facilité à captiver tous, sauf celui qui l’aura attrapé.
Piégé dans son miel, les rires de sa cour ne retrouveront toute leur saveur que lorsqu’il aura, au moins, le nom de l’Intrus. Il ne peut que l’appeler ainsi, joli Miel, puisqu’il est sûrement la seule tête qu’il ne sait replacer, ce soir. C’est forcément cela, alors, qui l’a tant titillé. Une tête nouvelle, dans un si petit milieu, aura évidemment fait tourner des têtes - la sienne divague encore. A-t-il fasciné d’autres que lui, alors ? Il s’ébroue presque, jaloux même dans son attirance, et doit se rendre à l’évidence. Là où il s’était évertué à le perdre du regard, ce dernier quart d’heure, Emile reprend son activité de la soirée et scrute les visages qui l’entourent. Tous, maudits soient-ils, lui sont familiers. Il sera donc parti ; Emile seul imbécile subjugué.
Las, il délaisse la foule, mains fouillant déjà les poches de son costume à la recherche de vapeurs pour lui faire oublier sa déconvenue. Rapidement, il a une main sur son étui à cigarettes, l’autre dégainant sa baguette pour embraser l’une d’elles. Ses lèvres touchent à peine sa Gitanes, plaisir dérobé aux moldus. Il s’arrête net, l’Emile ; pulsion de tabac remplacée par une vague de désir. Brune éteinte entre les doigts, il s’approche, tranquille, pas légers, jusqu’à ce que ses derbies frôlent les cartes, étalées au sol. Une Lune et un Ermite se démarquent, sans doute tout juste tirées. Il en manque une ; s’il n’a jamais été talentueux, à la divination, il se souvient au moins cela des leçons de Beauxbâtons.
Le Couturier s’accroupit, ignorant soigneusement l’homme face à lui. Il l’a déjà trop regardé. De l’index où s’est calée sa Gitanes, Emile pointe une dernière carte. « Quelle carte dois-je tirer, pour que vous cessiez de m’esquiver ? » Taquin, il relève enfin les yeux. Joli Miel est là ; et Emile jubile. « Ou peut-être est-ce trop ambitieux, que de partager votre tirage. Recoupez plutôt, que la cartomancie juge ou non de mon droit à connaître votre nom. »
1152 mots (c) oxymort
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(#) Re: La Lune, L’Ermite et la Mort || Emile&Lucio
missive rédigée par Lucio Savelli le
Paris, 12/01/28
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Take me back to the night we met;»
La carte de la Mort dans le Tarot de Marseille, puisque c’est celui-ci qu’utilise toujours notre Corse, porte le numéro treize. En vérité, contrairement aux autres cartes du paquet, elle n’a pas de nom, mais représente souvent le squelette d’une faucheuse et s’attire ainsi ce fâcheux sobriquet. Qu’est-ce que la Mort alors ? La fin de la vie, sans doute, un cycle qui s’arrête, mais un autre qui recommence, aussi. A la fin de l’été, on fauche les blés, laissant l’automne tomber et l’hiver gagner la terre, pour une jachère qui permettra un meilleur printemps. Un bouleversement, alors, une roue qui ne cesse de tourner, renversant son monde avec elle. La Mort, c’est aussi le deuil, la tristesse, et puis, pour les optimistes, l’espérance d’un jour nouveau. A-t-on dit que Lucio fait partie de ceux-là ? Des Optimistes ? Tellement que s’il avait fini son geste, s’il avait finalement retourné cette carte qui lui faisait de l’œil, sans doute qu’après le frisson initial de la voir surgir, il aurait souri.
Au lieu de cela, toutefois, il a préféré refermer son tirage, présomptueux. Il a déterminé, aidé par les cartes se racontait-il, et surtout par son propre désir, qu’il retournerait dans foule d’invités. Qu’il cesserait de se laisser importuner par le coquin qu’il avait fui, en venant se réfugier par ici. Si le Corse n’était pas des plus courageux, il n’était pas non plus de ceux qui craignent les guêpes en été, harceleuses de la première heure. Et puis, s’il fallait l’admettre, Lucio était de nature provocatrice. Du genre à plisser des yeux plutôt que porter des lunettes de soleil, à manger de la viande rouge sous le soleil estival, à lancer des grenades vers l’ennemi en fermant les yeux, à sauter du haut d’une falaise escarpée, plongeant tout droit vers l’infini bleu. Lucio était du genre à laisser traîner sa langue sur le rebord d’un verre, attrapant avec adresse les cristaux de sucre acidulés, cils étirés avec nonchalance, bien certain qu’ainsi, aucun regard ne traînerait trop longuement vers lui. Surtout pas celui d’un diable en habit de velours.
Des chaussures noires vinrent toutefois déranger ses certitudes. Ah, de ça aussi, Lucio était rempli : d’assurance, de convictions, et plus généralement, de prétentions. Mais reprenons : une paire de derbies et une contenance qui volent en éclats. Le Corse ferma les yeux, trop longtemps. Il n’avait plus envie de les ouvrir, parce qu’il savait à qui appartenaient ses jambes qui, déjà, réchauffaient l’air autour de lui. Un frisson lui parcouru l’échine et il ne put s’empêcher de laisser lui échapper un soupir grossier. Devant lui, les jambes se pliaient, gracieuses : le félin s’accroupissait devant les cartes, se rapprochant de sa proie. Lucio n’avait toujours pas levé la tête, comme figé sur lui-même, mais il avait rouvert les yeux. Assis sur une chaise, son visage était désormais plus haut que celui du coquin qui le poursuivait. Sans doute l’avait-il fait exprès, car placé ainsi, Lucio n’avait d’autre choix que de croiser son regard.
Il fallait toutefois se départir de cette fausse timidité. Ça lui allait mal au teint, et surtout, c’était intenable : Lucio n’était pas de ceux qui rougissent au moindre compliment, bien au contraire. La guêpe, l’abeille, le vile qui lui tournait autour, s’appliquait désormais à diffuser son miel en ouvrant la bouche. Il avait une voix sucrée et délicieuse, et demanda presque innocemment – le carnassier – quelle carte il devait tirer pour s’attirer des faveurs. Un sourire joueur naquit sur le visage du Corse, qui ne pourrait beaucoup plus longtemps jouer le jeu de l’effarouché. La partie allait bientôt se faire intéressante, puisque cette fois-ci, quand l’abeille vint chercher son regard, il ne chercha pas à l’éviter.
Il ne répondit rien, toutefois, laissant l’autre diable dérouler. Embêté par sa propre suggestion, qu’il jugea manifestement comme trop effrontée, il suggérait autre chose : une recoupe, et un nouveau tirage, pour connaître son nom. Lucio laissa son dos se dérouler, étirant sa colonne vertébrale contre le dossier de sa chaise. S’il devait l’admettre, il lui aurait donné son nom, son prénom, et d’autres choses encore, bien plus facilement que cela. Si le coquin voulait encore le croire ténébreux, toutefois, il se laisserait aller à feindre un peu plus longtemps la modestie. En vérité, toutefois, tous les indices pointaient dans une autre direction : ses jambes étaient toujours étendues devant lui, comme une invitation à la licence qui aurait été très mal vue par la haute société qui fréquentait cette soirée. La commissure gauche de ses lèvres était un peu relevée, narquoise. Et puis, la nonchalance avec laquelle il saisit sa baguette pour réunir, dans un sortilège informulé, les cartes, signait aussi sa propension pour l’arrogance. Lucio, si on devait le dire vite, n’était pas étranger au jeu des séductions, quoi qu’il ait décidé de l’abandonner, à son arrivée à Paris. Si on voulait le forcer à entamer une partie, toutefois, il s’assurerait de ne pas la perdre.
Lévitantes, les cartes avaient été battues. Lucio les fit retomber d’un geste lent devant lui. D’une voix claire, qu’il offrait comme un cadeau à son abeille, il intima : « coupez vous-même, monsieur. C’est de votre futur, dont il s’agit. » Et puis, d’un autre accio, il attira vers eux un petit tabouret. De ceux qu’on utilise pour s’asseoir au pied des dames, quand on leur fixe un ourlet, au bas de leur jupon. Le Grand Magasin en était rempli, cachés dans les cabines d’essayages et autres réserves de tissus. « Je vous en prie », suggéra-t-il alors, comme une invitation à s’asseoir dans un fauteuil particulièrement confortable. Certes, Lucio aurait pu choisir pour son diable une véritable chaise. Il aimait, toutefois, le déséquilibre que ça créait dans leurs silhouettes, de les voir assis face à face, l’un plus haut que l’autre, leurs regards orientés vers le sol sur un petit paquet de cartes. Il y avait à la scène quelque chose de grotesque.
D'un dernier geste de baguette, il étira les cartes entre eux, créant une ligne où les unes se superposaient aux autres. Puis, ce fut son tour de se faire abeille et d'aller chercher le regard de l'Inconnu. Il était beau, profond et noir. Triste, peut-être. Lucio en fut ému. « Tirez-en une première, en pensant bien fort à votre question. Vous tirerez l'argument positif, puis l'argument négatif, et enfin, une synthèse. A la fin, vous devriez avoir votre réponse, et puis, on verra si vous avez bien travaillé sur cette dissertation. »
Lucio n'avait pas encore décidé s'il allait lui donner son prénom. S'il se prêtait au jeu, sans doute laisserait-il lui aussi les cartes décider.
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(#) Re: La Lune, L’Ermite et la Mort || Emile&Lucio
missive rédigée par Emile Teyssier leLa Lune, L’Ermite et la Mort
@Lucio Savelli & @Emile Teyssier
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Le voilà toujours accroupi, presque à genoux devant son miel, langue frétillant de venir y laper quelques soupçons d'arômes et d'y découvrir l'ambroisie humaine. Il se retient, s'abandonne plutôt à laisser ses prunelles glisser sur les longues jambes qui, s'il se laisse pencher un peu plus, pourraient venir s'enrouler autour de ses épaules. Un frisson, quand les lèvres de Joli Miel viennent prendre un air narquois - il s'imaginerait presque lui croquer la bouche et faire disparaître son attitude, s'il n'en était pas si friand. Les cartes glissent, sous le doigt du Couturier, pour former à nouveau un paquet prêt à être découpé. Sourcil haussé, le Teyssier observe la danse du jeu qui lévite devant lui, attendant toute consigne, puis abandonne toute distraction quand lui tombe enfin dans l'oreille la voix de sa muse d'un soir. L’accent qu’il y devine vient caresser ses tympans, un frisson l’agitant presque. Il y reconnaît des terres plus chaudes, un Sud qu’il apprécie toujours plus quand il en est loin. Ses yeux quittent aussitôt le paquet pour se planter dans les siens, savourant la manière dont il semble le toiser depuis son siège improvisé. Tête légèrement penchée sur le côté, il savoure l'ordre qui lui est asséné. Qu'il coupe, alors, le Couturier. D'un geste contrôlé, Emile tend la main vers les cartes et, là, aux trois quarts, vient scier le paquet. À peine reformé, ce dernier se voit coupé une seconde fois ; voilà, le sort en est presque jeté. Ses prunelles, qui ne savent se décider entre dévorer des yeux le Miel divin devant lui et ne pas quitter du regard les cartes qui scellent ici ses chances d'en avoir une gorgée, finissent par être accaparées par le tabouret de bois placé à ses côtés. Joli Miel l'y invite avec les formes, comme s'il lui offrait là l'assise la plus confortable du domaine. Un rire gratte la gorge d'Emile ; il s'y pose sans plus attendre, s'imagine lui saisir la jambe et retrousser son pantalon, glisser sa main contre sa peau en singeant une reprise urgente, titiller l'illusion de doigts qui glisseraient toujours plus haut.
« Trop aimable », ce joli Miel, souffle-t-il plutôt, regard rieur. Il n'a qu'à peine une seconde d'attention pour les cartes qui s'étalent entre eux, trop dévoué aux prunelles de son Divin qui s'attardent enfin entre les siennes. Emile tremble presque. Il est proche d'une nuit de feu, l'insolent, quand il croise enfin le regard de celui qu'il a chassé toute la nuit. Son regard est perçant, d'un vert qui fait frémir les doigts du Couturier, quelques pensées hurlant déjà la meilleure manière de le parer, les plus belles étoffes pour faire de son miel un met divin. Il s'en détache, difficilement, semble avoir les pattes qui collent contre son sirop aguicheur, pour accorder, enfin, de son temps au tirage fatidique. Il l'écoute d'une oreille, comprend le jeu en trois cartes qui va se jouer, et se surprend à sourire. Homme malheureux en divination, quelle idée a-t-il eu d'ainsi laisser reposer sur ce tirage ses chances avec l'Adonis devant lui. Il trône, et attend le verdict. Emile a les mains qui flottent devant les cartes retournées, le spectre d'un rictus toujours aux lèvres. C'est qu'il lui faut réfléchir à une question, une qui mérite de faire s'agiter les cartes. Aura-t-il la chance de connaître son nom ? Risible, il n'aura qu'à questionner les hôtes, lire le quotidien, tendre une perche à Elizabeth ; peu importe comment, Emile sait bien que tel homme ne sera pas un inconnu de ses cercles bien longtemps. Il aurait déjà pu craquer ce soir, questionner les invités autour de lui, mais c'eut été bien moins satisfaisant. Si Joli Miel se détournait tout de même sans lui donner son nom, Emile voulait que ce soit parce que les cartes leur promettaient des horreurs telles que seuls des fous s'autoriseraient une étreinte. Là-même, le Teyssier n'était pas certain qu'il n'aille pas tester les Moires, prêt à dérouler toutes les pelotes pour en trouver, une, au moins, où leurs fils s'entremêlent. Alors, c'est davantage qu'il lui faut creuser.
Doit-il apprendre à connaitre l'Inconnu ?
Il est à moitié penché vers le sol, jambes écartées, quand ses doigts viennent saisir une carte d'un geste vif. La Justice le toise. Le Diable vient ensuite le titiller. L'impératrice clôt son avenir. Emile les observe, laisse peser quelques secondes de silence, avant de retomber de rire vers l'Inconnu. Il a les mains, indécentes, qui viennent se poser sur ses genoux pour se retenir de chuter tout à fait. Le coin de ses yeux se parsèment de rides, tant il plisse les paupières dans son éclat de rire. Sa voix est chaude quand il s'exprime, prunelles amusées rivalisant avec la tension qui pulse dans ses veines : « Les cartes semblent très conservatrices ce soir. Faudra-t-il que je rencontre votre chaperon pour avoir la chance de glisser ma main entre la votre ? » Il se redresse, dos droit, mains quittant la chaleur de ses cuisses. « Votre interprétation est-elle aussi timide que la mienne ? Ce serait un bon soir, pour que les cartes se souviennent combien je n'ai jamais su les lire correctement. »
C'est que, voyez-vous, si Emile se fie à son tirage, prendre la décision d'apprendre à connaître l'Inconnu est de bonne réflexion, tant qu'elle se fait dans l'art et la manière. À la malle, pulsions. Que l'impulsivité qui guide les pensées du Teyssier depuis que cette silhouette lui est passé sous le nez déguerpisse. Il faut prendre le temps, avant de faire basculer Joli Miel dans son lit, de se fondre dans ses bras et d'y sceller son avenir. C'est, donc, qu'Emile n'aura de lui que son nom, quand sonnera minuit. Il n'avait, toutefois, jamais été très friand d'obéir aux ordres, quand ils ne venaient pas de ses amants. Les cartes, sûrement, savent-elles combien Emile sera plus heureux de n'en faire qu'à sa tête. On comprendra aisément qu'il ne puisse, alors, se retenir de souffler, sourcil haussé : « Vous comprenez, c'est qu'il me tarde autant de connaître votre nom que de vous entendre soupirer le mien. »
1005 mots (c) oxymort
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(#) Re: La Lune, L’Ermite et la Mort || Emile&Lucio
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Paris, 12/01/28
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Un sourire franc, sincère, déchira son visage. Ses yeux brillaient, baignés par l’alcool qu’il avait ingéré toute la soirée, et par l’excitation qui commençait à gagner son corps. Lucio cédait cela à son Inconnu, qui l’avait sans doute gagné par son obéissance. Le Diable acceptait de laisser son sort aux cartes, et avec une nonchalance savamment contrôlée, il coupait le paquet de cartes que le Corse lui tendait. S’il continuait à persévérer ainsi, peut-être obtiendrait-il même plus qu’un sourire. Lucio n’était pas riche que des grimaces que pouvait prendre son visage, manifestement, puisqu’il découvrait ce soir la valeur de son prénom. Il ne l’avait jamais retenu – ou peut-être l’avait-il toujours bradé ? En tous cas, il n’avait jamais eu l’idée de s’éconduire. Au contraire, Lucio était de ces sorciers qui passaient rarement inaperçus, surtout parce qu’il aimait qu’on se souvienne de lui. Peut-être était-il temps, toutefois, de changer de ruse.
Le Diable serait-il son adversaire, à ce jeu de tarot ? Ou serait-il un énième client ennuyeux pour son échoppe de diseuse de bonne aventure ? Lucio ne le savait pas encore, mais espérait au moins qu’il en avait un peu dans le ventre. Les cartes alignées devant lui semblaient jouer avec son impatience, il aurait voulu le presser, lui dire tire, vite ! mais sans doute était-ce bon signe. Il s’appliquait, et le diable est dans les détails, n’est-il pas ? Ses longs doigts, enfin, vinrent effleurer le papier des cartes, et Lucio put, presque, sentir ce toucher dans le creux de sa nuque. Vous savez, là, juste au niveau de cet os que l’on peut sentir, au sommet de la colonne vertébrale et qu’on appelle l’Atlas puisque, comme son compère grec, il porte le monde sur ses épaules ?
Il en tira une – la Justice – puis une seconde – le Diable – et il sembla au Corse, à cet instant, qu’Atlas, Hécate, et tout le reste du Panthéon se riaient de lui. A nouveau, il détourna le regard, comme s’il ne fallait pas que la dernière carte soit tirée, puisque la deuxième suffisait. La Justice, comme lui, attendait le verdict, et ce deuxième tirage en était un, non ? Cet homme était la tentation, le vice auquel Lucio avait déjà tant de fois cédé, et vers lequel il serait si facile de retourner. Le Corse réalisait bien, aussi, qu’il n’était pas celui qui tirait les cartes, entendez par là qu’elles ne lui étaient pas adressées. C’était l’homme au regard de feu qui posait la question, demandant sans doute comment obtenir l’identité de celui qu’il poursuivait, et voilà qu’il tirait le diable. Où se logeait la créature, alors ? Chez Lucio, qui partageait un des noms de batême de Satan, ou à l’intérieur de lui, comme le démon qu’on devinait dans son regard ?
Lucio devait admettre qu’il n’y avait dans sa retenue aucune chasteté : il était loin d’être croyant, il n’avait plus été à la confession depuis l’enfance, et n’avait fait aucune promesse à un dieu plus grand que lui. S’il voulait s’épargner les abeilles au dard tentateur qui lui tournaient autour, c’était pour sa bonne introduction à la vie parisienne. Marseille avait été sulfureuse, la capitale serait … consensuelle ? On n’aurait osé dire « fade », et peut-être que « discrète » aurait été un meilleur choix. En tous cas, ne croyez pas que l’antonyme de la sulfure serait, pour Lucio, une sorte de chemin de rédemption qui le mènerait vers la vertu ou la pureté. Il en aurait été bien incapable, déjà trop engoncé dans les chemins de l’enfer. C'était sans doute ce qu'il craignait le plus, d'ailleurs : qu'à force de réserve, il finisse par s'ennuyer.
Bien moins expéditif que ne l’avait été le Corse un peu plus tôt, qui songeait déjà à la façon dont il se débarrasserait de cet insecte qui lui tournait autour, l’Abeille tira sa dernière carte : l’Impératrice. Lucio, qui avait abandonné le Tarot l’espace d’un instant, porta de nouveau son attention sur le tirage. Un soupire lui échappa, alors qu’il reconnaissait les traits de son Impératrice, fière et jaunie par le temps. Un soupire lui échappa, las et désespéré. Cette dernière carte se voulait sa protectrice. Il la tirait en des temps de détresse et avait même fini par l’ensorceler pour qu’elle cligne de l’œil quand on croisait son regard bienveillant. Que faisait-elle, à traîner sous les doigts du coquin ?
D’une voix chaude, le sorcier s’essaya à une interprétation, qui ne fut pas mauvaise, du reste. S’il faisait de la tempérance de la Justice son alliée, et qu’il considérait les pulsions du diable comme ses ennemies, alors il userait de la meilleure stratégie, ou peut-être de la plus consensuelle, justement, pour rencontrer Lucio et son Impératrice. N’était-ce pas là bien ennuyeux, toutefois ? Avait-il vraiment envie de cela, ne rêvait-il pas mieux de péchés que de modestie ? Voyez, le Corse s’ennuyait déjà. Les cartes l’avaient déçu, elles l’avaient piégé, suggérant une chose comme une autre, mixant tout et n'éclaircissant rien, et il détestait cela. Ne sachant bien comment lui répondre, Lucio inspira bruyamment en se laissant glisser sur son siège. Il passa une main dans ses cheveux plaqués en arrière par des litres de cire, dans le vain espoir de dompter ses boucles méditerranéennes. Son regard se perdait sur le plafond de la galerie marchande, riche de kilos d’or. Tout, ici, appelait à la luxure, songeait Lucio. Il retrouva le regard de son Diable, qui comblait le silence laissé par les cartes par des questions auxquelles il trouvait seul les réponses. Sa réplique suivante manqua d’affaisser le sol sous les pieds du Corse.
« Vous comprenez, c'est qu'il me tarde autant de connaître votre nom que de vous entendre soupirer le mien. »
Ses yeux verts s’écarquillèrent alors que son souffle se coupait devant la crudité de celui qui était définitivement un diable. Lucio ravala un hoquet de surprise, sa main venant se poser sur sa gorge, d’un geste scandalisé. « Monsieur ! » hoqueta-t-il, sincèrement surpris et soudainement redressé sur sa chaise, comme si un courant électrique lui avait traversé le corps. Peut-être que la retenue ne serait pas ennuyeuse, finalement. Pas avec lui, en tous cas. Rouge, pas de honte mais plutôt de plaisir à avoir déjà imaginé ce que l’Autre suggérait, comme un flash dans son esprit, il garda la bouche entrouverte une seconde, cherchant quoi ajouter. Ses mains se glissaient à l'intérieure de sa veste en laine, de laquelle il sortit une pochette en cuir qui sentait le tabac. Il attrapa une cigarette qu'il enfila entre ses lèvres précipitamment, comme pour retrouver son souffle. Il l'alluma du bout de sa baguette, fuyant aussi longtemps qu'il le put le regard brûlant du gredin. Il inspira profondément, avant de retrouver ses esprits et de pointer, du bout de sa baguette, la troisième carte du tirage. « Mon Impératrice ne vous avait-elle pas demandé la tempérance ? et la Justice, n'exigeait-elle pas de vous une équité ? Or, vous ne m'avez pas non plus donné votre prénom. Non, non. Définitivement, c'est au Diable, que vous obéissez. » Lucio, subitement, se leva, pour s'éloigner du mécréant et lui tourner le dos. Il tira à nouveau sur sa cigarette, faisant mine de s'intéresser aux vêtements qui pueraient bientôt le tabac froid. Il cherchait comment amener sa prochaine confession. « Lucifer – souffla-t-il, avant de se retourner et de retrouver le regard de son diable. Voilà ce que vous soufflerez bientôt à la Lune. »
by wiise
(#) Re: La Lune, L’Ermite et la Mort || Emile&Lucio
missive rédigée par Emile Teyssier leLa Lune, L’Ermite et la Mort
@Lucio Savelli & @Emile Teyssier
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Sûrement est-ce parce qu’il a perdu son regard, qu’il a senti Joli Miel lui échapper, qu’une telle phrase lui a glissé d’entre les lèvres. C’est que ses mains se sont faufilées, doigts plongés dans sa masse de boucles chaudes, et qu’Emile s’est imaginé, déjà, les remplacer par les siens, tant pour connaître la douceur de son corps que pour rattraper son attention, espiègle ce soir, trop heureuse de se laisser aller à observer les dorures des plafonds plutôt qu’à se dédier tout à lui. Ce n’est pas ainsi qu’il le veut ; son diablotin l’obsède tant qu’il rêve d’un regard tout braqué sur lui, d’une poigne dans sa chevelure pour le maintenir, cambré s’il le faut, tout tendu vers lui. Elle a glissé, alors, trop osé, certainement, pour une première rencontre, pour une discussion où ils se sont amusés à faire comme s’ils ne s’imaginent pas, chacun, emportés dans une étreinte prône à réchauffer ces tristes nuits grises parisiennes. Peut-être, toutefois, a-t-il été le seul à oser laisser ses pensées dévier ainsi, fou qu’il est, homme de luxure jusqu’à la dernière goutte de sang ?
Le Teyssier ne peut que le craindre, à la réaction effarouchée de son obsession du soir. Main à la gorge, scandalisé, le Monsieur ! qui lui échappe manquerait de faire glousser de rire le couturier, s’il ne craignait pas tant de se voir demander de déguerpir, baguette chauffante aux fesses. Il rougit, son Joli Miel, pourtant ; et l’image est trop douce à voir. Emile doit cligner des yeux, vite, pour que son portrait s’efface, n’ait le temps de s’incruster, de se graver indéfiniment entre ses pensées, au fin fond de sa mémoire, car il se sait capable de l’invoquer, à tout moment, désespérément, tant sa bouche entrouverte, ses joues rouges et son émoi palpable réussissent à tendre tout son désespoir de l’avoir rien que pour lui. Si une seule phrase, crue, imprévue, parvient à le mettre dans de tels états, Emile ne peut plus répondre de rien ; son imagination trop riche, foisonnante, même. Son addiction, jusqu’alors joueuse, semble alors se muer. Sa première peau tombe, délaissant le simple goût du flirt, et vient plutôt se parer de conviction. Il n’est pas juste fasciné, le Teyssier : il possédera l’homme qui lui fait face, peu importe le temps qu’il leur faudra pour en arriver là. C’est écrit, là, dans la lumière de ses joues rouges, derrière le choc teinté de sensualité qui anime ses prunelles. Joli Miel sera sien, comme Emile s’abandonnera à lui. Son nom, alors, une fois connu, ne pourra que sceller ce voeu unique, cette promesse sans retour.
Quand il sort son tabac, allumant sa cigarette d’un geste de baguette, regard fuyant, le Teyssier s’autorise un rictus. Il ne vocalise rien, pas un sursaut de rire qui ne lui échappe. Il attend, sagement : il a déjà été trop audacieux. Provocateur, diraient certains. Il l’observe, alors, prendre le temps de s’y retrouver, entre son excitation soudaine, l’adrénaline d’une frontière brouillée trop vite, et la sagesse qu’on attend de deux hommes, à leur première rencontre. Le rictus de l’occitan s’effrite quand les premiers mots du Joli Miel ne sont pas son nom. Il l’esquive, l’évite, habile renard, pointant de la baguette ces cartes qu’Emile s’est plu à lire comme cela l’arrangeait. La tempérance, rappelait sa tentation, et l’équité, maître-mots de son tirage, qu’il semblait avoir oublié. C’est une moue faussement contrite qui flore sur ses lèvres, obligé d’admettre qu’il avait flouté les règles de leur échange. Sûrement, en tant qu’aîné de cette ronde sensuelle, mérite-t-il qu’on lui réponde, avant qu’on ne le questionne ? Jeune homme qui rougit ainsi, hoquète devant flatterie luxuriante, ne peut décemment exiger d’Emile de répondre à ses demandes, de mener la politesse ?
Un vrai rire lui échappe, bref mais sincère. Ce serait donc au Diable, qu’il obéit ! Ses pommettes restent hautes alors qu’il secoue la tête, dépassé par une telle accusation. « N’est-ce pas plutôt à vous, nouvel arrivant, joli miel qui débarque ainsi, sur mes terres conquises, de vous présenter ? », glisse-t-il tout de même, la voix chaude de l’hilarité qui gonfle encore ses joues. « Et — je ne suis du Diable que si je sais vous tenter ». Il s’est levé, son Inconnu, et lui tourne le dos, même. Il se refuse à lui, réfute cette tentation qui semble pourtant tirer la corde entre eux, s’amuser de cette valse de oui et non qu’ils tourbillonnent. Emile se redresse, lentement, hésite à le relancer. Il ne se présentera pas en premier : son honneur est en jeu, maintenant, faux Diable ainsi provoqué. Il est à peine droit sur ses jambes qu’un soupir tombe entre eux, un mot soufflé : Lucifer.
Un frisson lui remonte l’échine. Son regard retombe sur celui de l’Inconnu, tout juste dévoilé. Lucifer - voilà, ce qu’il soufflera à la lune. Ses prunelles se dilatent, témoins de l’émoi qui le secoue aussitôt. Emile fait un pas vers lui, souffle tremblant, lèvres étirées d’une joie mal dissimulée. Ce n’est pas un nom, pas encore, pas tout à fait, mais il cache là un secret, tend la première main vers lui, incapable de résister. La première manche s’est enclenchée, leur jeu passé à l’étape suivante. Impossible d’abandonner, Emile déjà trop englué dans le miel qui se répand à chaque mot prononcé. « La Lune me pardonnera de l’oublier, si c’est pour aduler l’étoile du matin. » Il ne le quitte pas des yeux. « Je ne vais avoir le choix de répondre au Diable, s’il m’offre son plus bel archange, » susurre le Teyssier. « Aussi, je serai votre damné dévoué - je n’ai, après tout, pas la chance d’avoir un surnom aussi aguicheur que le vôtre à vous souffler. Appelez-moi, et je répondrai au nom que vous me donnerez ». Main tendue, un pied arrière, c’est un baise-main des plus traditionnels qu’il vient quémander, corps déjà en feu à l’idée d’effleurer sa peau. « Enchanté, Lucifer ».
969 mots (c) oxymort
taking different roads ;
love will tear us apart again ᛉ