Annexe banquet du gévaudan

Reprendre ses esprits pour mener à bien son devoir d'hôte avait été difficile. Une angoisse lancinante s'était insinuée au plus profond de son être, mais la présence d'Auguste et son soutien avaient été une ancre salvatrice lui permettant de reprendre un instant ses esprits. Sa main affectueusement posée sur son épaule, et ses mots calmes étaient parvenu à l'apaiser suffisamment pour faire taire l'angoisse montante, et l'entendre parler de ses devoirs avaient fini de lui refaire prendre contenance. Il ne pouvait pas se permettre de craquer, pas alors que la chasse était terminée et qu'on attendait de lui d'annoncer les résultats et ouvrir le banquet. Il avait tremblé à l'idée du sermon que Dorimène lui aurait fait s'il avait dû lui confier cette tâche.

Alors il avait pris sur lui, et après remercié Auguste et lui avoir fait promettre de l'attendre pour qu'ils puissent ensuite s'éclipser ensemble, il s'était affairé. Il fut étonné de voir son amant finir en première position mais très fier aussi. Ah, s'il seulement il était parvenu à attraper le cerf blanc, il aurait pu briller et s'imposer. Sa fierté d'auvergnat était légèrement froissée, mais sa chasse avait été interrompue par la découverte d'Alekseï. Il ne faisait aucun doute pour lui que s'il avait pu poursuivre, il aurait concouru pour la première place - ou du moins, il aurait surpassé Neith. C'était certain.

Après avoir effectué son devoir et félicité son amant, tous deux s'étaient éclipsés discrètement. Se laissant conduire dans l'arrière cour, il se moqua un instant de la situation qui ressemblait à n'en point douter à une scène issue d'un roman d'amour qui trônait dans la bibliothèque d'Apcher. Deux amants s'éclipsant d'une soirée pour conter fleurette à l'abri des regards indiscrets et se bécoter en paix. Un léger sourire étira ses lèvres à cette idée, le ridicule de la situation contrastant au souvenir plus lourd des réelles intentions qui l'avaient poussé à vouloir rechercher son amant en premier lieu. Ce sourire ne s'effaça pas immédiatement, puisque celui d'Auguste ne manquait jamais de l'attendrir.

« Bien que je ne doute pas de ton talent, tu as eu de la chance que ma chasse soit interrompue... Car je t'aurai dépassé sans aucun doute, si je n'avais pas eu à transporter Alek en urgence au Domaine... Ou si le cerf blanc ne m'avait pas échappé à la course. Quelle vélocité incroyable, mais je suppose que je peux déjà m'estimer privilégié d'avoir eu le loisir de traquer cette créature mythique, un peu comme s'il me souhaitait la bienvenue à la tête de la Baronnie du Gévaudan. Qui sait, l'année prochaine sera peut être celle où il se soumettra à mon fusil. »

Tant de choses s'étaient déjà passées durant cette soirée, le Baron n'avait même pas pu prendre le temps de se pavaner, fier comme un paon d'avoir pu chasser le cerf blanc qui n'avait pas été aperçu depuis de nombreuses années. Mais entre la blessure d'Alekseï et le destin qui s'était mêlé à la soirée, difficile de se réjouir aussi ouvertement d'une chose aussi triviale. Il s'était donc contenté de glisser cette information l'air de rien, trop préoccupé par la manière d'aborder le sujet qui risquait une fois de plus de le mettre dans tous ses états. Maudite lune montante, elle ne lui laissait pas le loisir d'accueillir la nouvelle dans de meilleures dispositions.

Il ferma les yeux un instant, profitant du doux contact de la main chaude d'Auguste contre son bras, puis sa nuque. L'envie de l'embrasser lui pris en un instant, mais ils étaient bien trop à découvert bien que la cour soit silencieuse. Il n'y avait âme qui vive en ces lieux mais il était hors de question de prendre le moindre risque pour la réputation d'Auguste, de Maeve et de la sienne. Il s'accorda cependant un instant de tendresse à son tour, caressant la main de son amant avant de rouvrir les yeux et s'écarter légèrement. Par la lune, par où commencer ?

« Je... » commença t-il hésitant.

Il détestait se sentir faible face à Auguste. Face à quiconque en réalité, mais plus encore avec lui qui n'avait jusqu'alors connu que l'homme sûr de lui, l'homme dominant qui adorait le soumettre à son autorité. L'alpha faisait bien pâle figure en cet instant.

« Ma fille.. »

Ces mots lui brulaient la langue, comme s'ils n'étaient pas réels. Comment pouvait-il oser la qualifier ainsi ? Il n'avait rien vu d'elle, ni sa naissance, ni son enfance, ne l'avait pas vue grandir et avait conservé ce secret pour lui depuis des semaines. De très longues semaines. Ce poids lui comprimait le coeur mais il savait que lorsqu'il en parlerait, tout serait réel. Il n'y aurait plus de retour en arrière, plus moyen d'ignorer et d'oublier.

« Je viens de rencontrer ma fille, Auguste... »

Les légères caresses d'Auguste sur son bras et contre sa nuque étaient comme une ancre salvatrice sur laquelle s'appuyer, à laquelle se raccrocher alors que toutes ces émotions se bousculaient et le désarçonnaient au point de perdre de sa superbe. L'espace d'un instant, il eut envie de l'attirer à lui, d'engouffrer son visage dans son cou et de respirer à plein poumon cette odeur dont il était devenu complètement dépendant. Par la Lune, qu'est ce que sa présence quotidienne dans le domaine lui manquait depuis que l'été s'était achevé et que le Lestrange avait repris séjour dans sa demeure de Lautrec.

« Ne te fais pas de soucis, Léonore s'est occupée de lui. Il se remettra vite. » souffla t-il en attardant le contact de sa main sur celle d'Auguste, cherchant sa chaleur et son amour tout autant que le réconfort dont il avait tant besoin.

Peste cette nécessité de devoir se décoller et donner le change pour éviter que leurs liens ne puisse s'ébruiter. Peste de ne pouvoir s'aimer au grand jour, mais ils en avaient tous deux accepté les termes. S'ils étaient libres de leurs sentiments et de leurs étreintes, ils se devaient d'arborer une franche amitié de façade sans faire les choux gras des commérages. Mais même à distance raisonnable, la présence d'Auguste faisait un bien fou à l'homme comme à la Bête. Il avait cette capacité d'attiser en un instant ses désirs et besoins les plus primaires mais également d'éteindre avec une aisance insolente ses pensées les plus sombres, et ses émotions les plus négatives.

S'il eut du mal à assembler ses pensées pour ne serait-ce que prononcer les quelques mots qui avaient pourtant fini par traverser la barrière de ses lèvres, la perspicacité de son amant le fit simplement acquiescer même si cela apporta son flot de questionnements et d'interrogations. Pourquoi n'avait-il pas immédiatement mis Auguste au courant de l'existence d'Alice juste après avoir découvert et lu la lettre d'Hestia ? Il l'ignorait lui même. Peut être avait-il préféré se laisser la possibilité de taire à tout jamais ce secret si lourd à porter en l'effaçant proprement de son esprit.

Peut être que son honneur froissé à l'extrême de s'être fait voler sa première née l'avait rendu muet, comment exprimer à voix haute une telle ignominie ? Une honte qui aurait dû pourtant s'insinuer chez les de Lustrac et non dans son coeur, car l'outrage lui avait été fait à lui. Peut être que c'était cela, en vérité, qui lui avait empêché de se confier immédiatement à Auguste. Montrer à son amant et ami le plus cher qu'il avait été abusé et qu'on lui avait volé quelque chose de si précieux avait semblé impensable. Fier de son image comme de sa droiture, il n'avait pas souhaité que tout cela soit fissuré. Mais aujourd'hui, il ne pouvait plus faire marche arrière. Pas alors que sa fille était là, à quelques dizaines de mètres à peine.

« Non... » avait-il répondu à sa dernière interrogation. « Elle ignore qui je suis, elle ignore tout, c'est une... Elle est là pour... »

Sa voix se perdit alors qu'il passa ses mains sur son visage, ses pensées se bousculaient dans sa têtes et les battements de son coeur ne cessaient de s'accélérer alors qu'il cherchait comment tout expliquer à Auguste.

« Par la Lune, par où commencer ? »

Il entama une marche frénétique, comme il en avait l'habitude lorsque l'angoisse et la nervosité s'emparaient de lui. Faisant les cent pas, il fini par jeter son dévolu sur un banc en pierre accolé à un mur sans fenêtre vers lequel il entraîna Auguste d'un pas lent, dans un coin de la cour où il pourrait raconter son histoire sans être dérangé. Invitant son ami à s'asseoir, il inspira une bouffée d'air frais.

« Elle a vingt ans. » commença t-il en s'adossant au mur du domaine « Tu as connu Roksana, mais ce n'était pas la première femme avec qui j'ai partagé une relation solide et sérieuse. C'était à l'époque de Beauxbâtons, j'ai rencontré Hestia en deuxième année et elle a été... Elle a été absolument tout en réalité. Tu connais ma constance en amour, elle ne date pas d'hier. Il n'y a eu qu'elle, de mes douze ans jusqu'à ma majorité. On parlait même de se marier une fois nos PIE passées, elle était... »

Arsène marqua une pause, la gorge soudainement nouée par l'évocation de ce qu'avait représenté Hestia dans sa vie amoureuse et dans sa vie d'homme. Elle avec qui il avait tout découvert, des premiers émois au premier baiser, des premières étreintes aux promesses d'éternité. Que seraient-ils devenus si elle n'était pas tombée enceinte à ce moment là ? Se seraient-ils mariés même sans l'accord de sa famille ? Alice serait-elle arrivée plus tard, et seraient-ils devenus des parents jusqu'à ce que la malédiction d'Hestia ne la rattrape ? Auraient-ils pu vivre heureux à l'âge adulte, même pendant quelques années à peine ? Un tas d'interrogations qui ne trouveraient jamais de réponse et qui déchiraient le coeur d'Arsène rendu bien plus sensible à l'approche de sa transformation mensuelle.

Enfouissant son visage entre ses mains, le Baron ravala des larmes qu'il refusait de laisser couler devant Auguste. Exposer sa faiblesse était déjà bien difficile, mais le laisser le voir pleurer de tristesse et de détresse, il en était hors de question. Il n'acceptait de lui offrir que les quelques larmes de bonheur et de plénitude qui naissaient au coin de son oeil lors de leurs étreintes passionnées.

« C'était une de Lustrac, et lors de notre septième année elle a soudainement cessé de venir à l'école. On la disait malade, et cela a duré de longs mois durant lesquels ses hiboux se firent de plus en plus rares jusqu'à cesser complètement. Alors j'ai fini par me rendre à Pau après les examens et le père de Lustrac m'a froidement dit qu'Hestia était morte et que je ne devais plus revenir. J'étais naïf et je l'ai cru. Et puis il y a quelques semaines, j'ai découvert quelque chose dans les affaires de Cléanthis. »

Toujours amer d'avoir été dupé par son propre père, le chagrin d'Arsène se mua en une colère qui lui rongeait encore les entrailles. Comment Cléanthis avait-il pu le trahir ainsi ? Comment avait-il pu lui cacher une telle chose et lui faire perdre ce qu'il avait de plus précieux à l'époque ? Si sa pauvre mère pleurait encore son amour disparu, Arsène ne ressentait plus qu'une immense déception déguisée en haine pour ce père qu'il avait admiré et qui s'était finalement avéré être indigne à bien des égards.

« Figure toi qu'Hestia m'a écrit une dernière lettre dans laquelle elle m'annonçait être enceinte et m'expliquait que son père voulait faire abandonner la petite. Elle me suppliait de venir la chercher... Non, de les chercher, et moi je n'ai jamais eu cette lettre. Alors elle a donné naissance à Alice sans que je ne le sache et je n'ai plus jamais revu Hestia. Elle était... » Arsène marqua une pause. Avait-il le droit de trahir ce secret ? « ... Disons simplement que je ne l'ai jamais revue... Peut-être est-elle réellement morte en couche, peut être que Thaumas de Lustrac ne m'a pas menti... »

Prononcer à voix haute son histoire avec Hestia et les événements déchirants qui en avaient découlés avait quelque chose de cathartique pour le jeune Baron. Les yeux fixant un point immobile du sol, il avait pleinement confiance en Auguste et savait pouvoir lui confier ce secret qui lui pesait tellement lourd sur le coeur. C'était comme si, en l'évoquant et en mettant des mots sur tout cela, son esprit acceptait peu à peu que cette jeune femme, cette magnifique jeune femme, était bel et bien sa fille. Que ressentait-il à ce sujet ? Il fut bien incapable de le déterminer et pourtant, bien que l'angoisse lui tordait encore les entrailles, la simple présence d'Auguste et de son oreille attentive semblait lui rendre de la contenance, comme s'il lui donnait du courage pour affronter cette situation qu'il n'avait pas anticipé.

Il s'autorisa même un éclat de rire amer devant la perspicacité dont son amant savait, une fois de plus, faire preuve. Son pragmatisme était curieusement apaisant, l'esprit logique venant légèrement gommer l'émotionnel de la situation. Sachant ses sentiments toujours particulièrement décuplés à quelques jours de la pleine lune, cela lui permettait de retrouver un temps le contrôle de ses émotions avant qu'elles ne reviennent déferler comme un tsunami intérieur que rien ne peut arrêter.

« Ta perspicacité m'étonnera toujours, Auguste, tu as deviné juste... Je te suis plus que reconnaissant de ne pas avoir eu à l'évoquer moi même... Cette situation est... C'est simplement... Oh, Auguste, si tu savais combien je rêve de faire payer à de Lustrac d'avoir osé faire de ma fille une.. une... »

Rien n'y faisait, il ne parvenait tout simplement pas à prononcer ce mot à voix haute. Sa fille. Une pute. Quelle humiliation, quelle honte, si cela venait à s'apprendre, il ne faisait aucun doute que le jeune baron deviendrait la risée de la haute société, et que cela ferait les choux gras de la presse à scandale. Lui qui parvenait pourtant à tirer son épingle du jeu et qui, depuis quelques mois, avait entamé une ascension lente mais certaine vers un retour à la prospérité et à l'élévation sociale dans ses choix professionnels et maritaux. Non, il ne pouvait pas laisser les actes de Thaumas de Lustrac avoir une telle répercussion sur sa vie 20 ans plus tard.

D'abord, protéger au mieux Alice, ensuite, protéger sa réputation... Et pour finir, détruire cet homme qui se cachait derrière un nom qui inspirait pourtant le respect et l'admiration dans toute la France.

« Tu as raison. » repris t'il « Oui, c'est la meilleure chose à faire dans un premier temps. Je te rembourserai les frais, je te le promets. Je ne peux simplement pas y aller moi même, ce serait... Non, c'est au dessus de mes forces d'aller réserver ma chair et mon sang de cette manière. »

Cette simple idée lui donnait la nausée. Non pas qu'il se soucia de sa propre réputation, nombre de nobles se tournaient vers la compagnie de telles jeunes femmes, qu'il s'agisse d'un accompagnement chaste ou plus charnel. D'ailleurs, il avait fait venir l'Empire des Sens pour pouvoir divertir ses invités sans qu'aucun jugement ne fut porté. Car les hommes étaient des hommes, et que la compagnie féminine était toujours agréable lors de telles soirées de fête et de réjouissance. Pourtant, l'idée même de s'entretenir avec la maquerelle pour faire réserver sa propre fille pour la soirée lui semblait immonde. Que viendrait-elle à penser ? Tenterait-elle de gagner ses faveurs pour le fidéliser à la maison de plaisir ? Chercherait-elle de l'intimité physique ? Par la Lune, non, c'était tout simplement hors de question. Sa confiance en son amant était totale, il savait ne pas avoir à s'inquiéter de la vertu d'Alice au bras d'Auguste.

“Est-ce que c’est important pour toi de savoir ce qui est advenu d’elle ?”

Cette question soudaine le tira de ses pensées, redressant la tête de surprise. A qui faisait-il référence ? Alice ? Non, il venait de lui faire part de tout ce qu'il savait et avait été plutôt clair sur ce qu'elle était devenue. Il lui fallu quelques secondes pour comprendre qu'il parlait d'Hestia. Curiosité ou légère jalousie, peu importait car le simple fait de penser à elle accentuait cette blessure de cet avenir qu'ils auraient pu avoir mais qui ne serait jamais. Car il se doutait en réalité de ce qu'elle était devenue si elle n'était pas morte en couche comme son père avait voulu le faire croire à Arsène en évoquant la maladie. Voyant sa fille lui être arrachée et son amour ne pas venir la chercher, il ne faisait aucun doute pour Arsène qu'Hestia s'était métamorphosée en chouette... Pour se perdre à tout jamais dans cette forme animale à laquelle il l'avait plusieurs fois arrachée non sans mal au petit matin de leurs sorties nocturnes. Mais il n'était pas prêt à trahir ce secret, pas même en le révélant à Auguste. Il secoua la tête.

« Non... Cela n'a plus d'importance désormais. Sa vie doit être faite, tout comme la mienne. Je vais épouser Maeve Le Noir, il ne sortirait rien d'autre que de l'amertume et des regrets de telles recherches. La seule chose que je puisse faire désormais, au nom de notre relation passée, est d'assumer la responsabilité de la naissance d'Alice. Et la sortir de ce bordel qui a entaché son innocence... » il marqua une légère pause avant de poser sa main sur celle d'Auguste et de planter son regard dans le sien qu'il n'avait aucun mal à discerner malgré l'obscurité. « Tu... Tu voudras bien m'aider ? »