Science and visions | Maeve et Galahad

Brun, gris et noir. Aucune autre teinte dans le paysage offert devant lui. La forêt soufflée par les explosions, abattue par la guerre. Les troncs dressant leurs restes noircis vers le ciel comme autant de cadavres calcinés. Le sol rendu irrégulier par les impacts d'obus. Corps recroquevillés par la mort venue du ciel, au visage méconnaissable enfoui sous des bras bien futiles. Ce n'est pas réel. Ça ne peut pas être réel. Mais alors pourquoi l'odeur de chair brûlée pique-t-elle sa gorge ? Pourquoi ce sifflement dans ses oreilles, cicatrice encore fraîche du vacarme insupportable de la guerre ? Pas seulement le sifflement. Une voix familière l'appelle, au loin. Son regard parcourt fiévreusement les alentours, mais tout n'est que désolation. Il recule. Veut reculer. Son pied ne trouve que le vide, un vide qui l'absorbe, froid, humide et collant.
Puis la chaleur intolérable du métal chauffé à blanc.
La souffrance, familière, vécue mille fois, à travers mille personnes différentes.
La certitude, enfin. Ils vont mourir ici.

Buissons taillés avec soin, chargés de fleurs. Rouges, bleues, violettes. Le fredonnement d'une fontaine, la chaleur de discrets rayons de soleil dans sa nuque. C'est un printemps clément qui vient gracier les jardins de Beauxbâtons. Il fait un pas hésitant, un second. Les graviers chuintent sous ses pieds. Dans son dos, le son ténu de quelques rires adolescents, lointains. Quelques pas de plus, et il se rapproche de la lisière du bois. Il y a trop d'arbres. Il n'y avait pas tant d'arbres dans les jardins de Beauxbâtons. La fraîcheur du sous-bois l'accueille comme un bain dans l'eau d'un lac, un jour de canicule. Les rires se sont éteints, ne reste que le silence. Apaisant.

Cette forêt-là est encore intacte. Pour combien de temps ? Les frondaisons étendent leurs brindilles vers lui comme autant de doigts, qui s'écartent pourtant juste avant de griffer son visage. Puis une touche sombre, entre les nuances d'émeraude. Crins d'ébène chatoyant derrière les feuilles, silhouette féminine louvoyant entre les arbres. Proche un instant, lointaine le suivant. Les contours se troublent, frémissent ; il distingue partiellement des traits sans parvenir à les reconnaître. Attends-moi. Sa conscience de lui-même s'érode. Lichen, fougères et ronces grandissent autour de lui, ou semblent prendre naissance dans sa poitrine. L'inconnue est toujours présente ; il la perçoit sans la voir. Mais la verdure l'absorbe, lui promet la paix et le repos, insensible à ses tentatives de retrouver un corps.

La lueur d'une pleine lune filtre à travers les frondaisons, illumine de son pâle éclat l'esquisse d'un sentier sur lequel la nature a depuis longtemps repris ses droits. Le silence, bienveillant. Quelques pas sur le sol meuble, souple sous ses pieds. Sans que nulle branche ne craque. Il connaît cette forêt. Cette certitude s'ancre en lui, lève la nuit, autorise le soleil à venir pointer quelques rayons timides. Une lumière chaude, aux teintes vertes et dorées, remplace les nuances de gris qu'offraient la nuit. Toujours aussi paisible, mais plus accueillant. Voilà longtemps qu'il n'a connu un rêve aussi serein. Projection d'une liberté lointaine. Grande inspiration - odeurs de terre humide, de fleurs cachées dans les sous-bois, d'écorce brute. Et soudain, la voilà, de nouveau. Toute proche, et pourtant difficile à discerner ; noirs iris qui pourraient le transpercer mais se contentent d'observer. Qui es-tu ?

Les couleurs paraissent soudain plus vibrantes, plus vraies. Le visage de la femme se fait plus net, même s'il ne trouve toujours aucun écho dans sa mémoire. Non. Pas la femme. La sorcière. Elle est comme lui, il le sent, la certitude flambe en lui comme un rassurant brasier. Comme une étincelle d'espoir dans son écrasante solitude. Par réflexe il veut s'en rapprocher, créature transie rampant vers l'âtre ; sa conscience se tend vers elle, à moins que ce ne soit son corps de rêveur qui fasse quelques pas en sa direction ? Qui es-tu ? Autour d'eux, les arbres frémissent, le sous-bois se fait silencieux, paraît retenir son souffle. Ce calme trop brutal fait naître une pointe d'inquiétude au creux de son ventre ; le lien le rattachant à son corps, dont il pensait s'être affranchi, revient le hanter - picotement dans sa peau, cœur qui s'emballe.

Un grondement se fait entendre au loin. La luminosité baisse brutalement, comme si le ciel, impossible à distinguer par-delà les branchages, s'était obscurci de mille nuages d'orage. Les feuilles flétrissent à vue d’œil, consumées par un feu invisible. Et la crainte continue de croître en lui, menace de se transformer en une terreur implacable. Elle ne doit pas rester là, elle ne doit pas voir ça. « Tu ne veux pas me suivre dans la forêt qui est mienne. » Les mots sonnent étranges, et pourtant c'est sa propre voix qui les prononce, il en est sûr. A-t-il jamais réussi à s'exprimer aussi clairement en rêve ? Probablement pas. Mais a-t-il déjà eu quelqu'un à qui s'adresser ? Et pourquoi lui prête-t-il ainsi une conscience, une individualité, alors qu'elle n'est sûrement qu'une nouvelle image, écho d'une réalité lointaine ? Trop de questions. Elles envahissent leur réalité, la troublent et l'enfument. Sa conscience s'émousse, et le grondement se fait plus audible. Résonne entre ses côtes, vibre dans ses os. Pars. Fuis. Il voudrait suivre ce conseil, mais il n'est à nouveau plus qu'un passager dans un rêve qu'il ne contrôle pas. L'a-t-il seulement contrôlé, un moment ?

Le rêve menace de s'effriter, de tourner au cauchemar, et pourtant elle demeure, ancre têtue dans leur réalité mouvante. Serait-il plus conscient qu'il réaliserait que l'image qu'il a d'elle est trouble, imprécise, seulement structurée par les mèches brunes encadrant son visage pâle et les yeux noirs qui y brillent, perles d'obsidienne, regard aussi vif que celui d'un corbeau. There is one for the sorrow. La comptine résonne aux frontières de son esprit, et il faut un geste de la sorcière pour lui éviter de s'y perdre. Étincelle grise, éclat d'étoile filante. Son attention parvient à se concentrer sur le bracelet d'argent offert. Alors il tend la main vers lui, condamné découvrant le fil d'Ariane, espoir scintillant dans la forêt qui n'a de cesse de s'assombrir. Le grondement devient rugissement. La guerre ne le laissera jamais en paix, ne lui permettra jamais d'oublier. Elle le poursuit partout, mais surtout dans son sommeil. Et une fois de plus, il baisse les bras, s'abandonne à sa furie. Le brillant de l'argent se fait fade comme l'étain, avant de s'éteindre totalement. De disparaître. Seules les flammes demeurent.

Troncs brûlés par-delà les tranchées. Silence de mort. Combien de temps depuis sa dernière visite ? Ses derniers songes n'étaient que des images s'enchaînant sans guère de sens ; la réalité était toute aussi vaporeuse. Ce rêve-là, il a l'impression de l'avoir abandonné la veille, tout en n'ayant pas été aussi conscient depuis une éternité. Est-ce la forêt qu'il a quitté, qu'il a vu s'embraser avant d'être rappelé à son corps ? Ou bien une toute autre, nouveau cauchemar venu le tourmenter ? Viendra-t-elle encore à lui, ou est-il seul, cette fois ? Comme en réponse, il ressent un tiraillement presque physique, souffle à son oreille, bourrasque traversant son âme. Ses yeux parcourent le paysage de désolation, y trouvent une nuance de vert. Un espoir de vie. Insaisissable. Tu n'en as pas marre, de me suivre ? Agacement de toujours effleurer sa présence sans jamais la reconnaître, sans jamais pouvoir prendre le contrôle sur son rêve. Et pourtant, la vision est plus stable cette fois. L'autorise à pivoter dans sa direction, à tenter de s'approcher. Les sensations sont incroyablement réelles ; il sent chaque tiraillement de ses muscles, chaque particule de cendre venant caresser son visage. Mais il ne s'en rend pas compte, trop concentré sur ses pas, sur la distance qui réduit entre eux, à une lenteur exaspérante. Boue qui tente d'absorber ses pieds. Souvenirs morbides qui flottent à la frontière de sa conscience, qu'il tente d'ignorer. Et finalement, elle est juste devant lui, environnée des lueurs vertes d'une forêt qu'il ne perçoit pas. Elle paraît si vivante, si libre. La défiance se meut en désespoir. Comme en réponse, le monde autour de lui devient plus gris encore, plus silencieux. Aide-moi. Si elle lui propose le bracelet d'argent, il n'abandonnera pas, pas cette fois. Il s'en persuade, se le répète, litanie rassurante, mensonge confortable.

Elle brille, elle étincelle, peau pâle qu'une lumière venue d'ailleurs teinte de reflets verts et dorés, mouvants. Comme des feuilles agitées par un vent étranger, incongru dans cette lande dévastée où ne souffle rien d'autre que les bombes. Mais le hurlement de la guerre paraît bien étouffé, dans son dos, comme tenu en respect par l'aura sauvagement joviale qu'émet l'inconnue. Ses contours n'ont jamais été aussi nets ; jamais elle n'avait eu une présence aussi réelle. Il pourrait presque se convaincre que s'il tendait la main, il sentirait sa peau sous ses doigts. Et elle est vive, si vive, quand elle quitte les lueurs forestières qui la couronnaient pour se joindre à son paysage de désolation. Tu ne devrais pas. C'est dangereux. Elle pourrait rester comme lui, prisonnière des massacres, victime éternelle d'une guerre pourtant terminée. Mais le pourrait-elle, vraiment ? Ce sont ses souvenirs à lui, pas à elle. Et quand elle s'approche, démarche aérienne dans cette boue qui ne piège que lui, il ne parvient pas à croire qu'une prison existe quelque part qui serait capable de la retenir.

Scintillement enthousiaste, fil d'argent tendu de nouveau, invitation renouvelée. Son premier réflexe est de tendre la main vers cette ligne de survie, comme il l'aurait fait dans le monde réel, et son regard se pose sur sa main. Grossière erreur. Sa vue se trouble, la terre sous ses pieds menace de l'aspirer. Non. Une pensée étrangère le rappelle à l'ordre. Fil d'Ariane. L'idée semble faire écho à un autre instant, à un autre rêve. Les mots viennent-ils de lui, ou bien d'elle ? Fil d'Ariane. Oui, il en aurait bien besoin pour échapper aux monstres qui le tourmentent. Mais à la différence des héros de l'Antiquité, il en est le créateur comme la victime. Grondement lointain, réponse appropriée à cette pensée. Faisant naître tension et angoisse, bien promptes à venir se nicher dans ses tripes. L'argent étincelle à nouveau, appât digne des corbeaux, si froid et pourtant si rassurant. La confiance qui émane de la sorcière veut se faire contagieuse. Souffle dangereusement sur des braises d'espoir qu'il pensait depuis longtemps froides et éteintes. Elle vient tirailler sur son esprit par les pinces impitoyables de sa volonté ; lui s'y abandonne. Désir absurde qu'elle puisse l'arracher à cette désolation, elle qui n'est même pas vraiment là - qui n'est peut-être qu'une création de plus de son don, qu'un esprit aussi égaré que le sien ... s'il existe seulement.

Elle le guide, il le sent. Ses intentions s'entortillent autour de lui. Autour de son bras, comme un serpent venant susurrer des mots rassurants. Il devine plus qu'il ne voit le bracelet d'argent enserrant sa chair. Aide-moi. La même supplique, proférée sans qu'il en soit réellement conscient, émergeant des tréfonds de son âme. Ou bien de son corps dévasté, endormi loin, loin du front, mais tout aussi loin de la forêt verdoyante où elle l'invite en songes. Et comme une porte ouverte vers sa réalité, les murs du rêve s'abattent autour d'eux. Le monde déjà gris se fait plus sombre, tandis que la boue devient fumée, que le grondement se transforme en un murmure éteint.  Il ne réalise même pas qu'il est responsable de cet effondrement, ne songe pas un instant aux dangers qu'il pourrait lui faire courir. Il veut seulement qu'elle l'aide. N'est-ce pas ce qu'elle a promis en lui confiant ce fil d'argent ? Il le voit briller de milles feux à son propre poignet, phare dans l'obscurité venue envahir le rêve. Si réel en apparence qu'il s'attendrait à le trouver enlaçant sa peau à son réveil, en lieu et place des lanières de cuir le contraignant au calme.

Fil d'argent scintillant, agité par un vent invisible, brillant d'un éclat rassurant. Encourageant. Elle ne peut plus le quitter, à présent. Elle l'aidera, il arrive presque à s'en persuader. Il ne sait pas comment, il ne sait même pas ce qu'il devrait exiger d'elle. Mais cette idée suffit à chasser un peu l'obscurité, et l'éclat des flammes revient briller dans son dos, éclaire son visage à elle de lueurs dansantes. Fini, le vert luxuriant des sous-bois - elle est avec lui, dans la boue et les débris, dans le traumatisme solidement ancré, dans la peur de la prochaine attaque. Est-il toujours là-bas ? La question souffle autour de lui, à travers lui, vient agiter ses fondations et éclairer les sombres recoins de son rêve. Non. La guerre est finie. Réponse qui vient flotter dans l'air, presque immédiatement, écho rationnel qui n'a pas souvent l'occasion de se manifester. Certitude qui devrait être réconfortante. Mais qui fait pourtant naître une terrible mélancolie, creuse le trou sans fond du désespoir dans sa poitrine. Si la guerre est finie, alors pourquoi vient-elle le hanter sans cesse ? Pourquoi l'angoisse ne le quitte-t-elle pas, comme si une bombe pouvait s'abattre sur eux à tout instant, réduire le paysage en cendres et les membres en charpie ? Oui. A jamais. Elle me suit où que j'aille. Il tremblerait presque de l'entendre énoncé aussi clairement - mais peut-on vraiment avoir ce genre de considération, dans ce songe où chaque pensée se fait parole, où chaque sentiment devient sensation ?

Et pourtant. Lui qui déteste tant montrer ses failles, livrer un flanc fragile, voilà qu'il se fait plus vulnérable que jamais, qu'il supplie pour qu'on l'aide. Il en oublie ses doutes, ce soupçon lancinant - celui qui souffle qu'elle n'est qu'un leurre de plus, une illusion issue de son don si traître, un espoir que l'avenir mouchera avec un rire cruel. Non, elle est réelle, il veut y croire, le lien d'argent est là pour le prouver. Et il distingue un clin d’œil venu éclairer ses traits, tandis que leurs volontés se mêlent, guidées par le fil scintillant. Se tendent vers le sous-bois où il l'a toujours vue, vers ce souvenir d'un rêve plus paisible, d'un univers plus serein. Ils ne se déplacent pas, pas réellement ; c'est plutôt le cadre autour d'eux qui se fait de plus en plus flou. L'odeur de chair calcinée s'efface, la lumière des flammes disparaît. Mais là où il s'attendait à trouver une belle lumière naturelle, c'en est une bien plus artificielle qui l'accueille.

Pas de brun, pas de gris, pas de vert. Seulement du blanc, qui aveugle et qui blesse. Les contours du carrelage et des murs à la peinture effritée se précisent, faisant naître en lui une terreur sourde. Est-il de retour à la réalité ? Non, c'est impossible. Leur promesse brille toujours à son poignet, il ressent toujours sa présence à ses côtés. Mais la pièce qui a remplacé le paysage de leur rêve est incroyablement réaliste, précision sans doute apportée par les souvenirs trop récents, le vécu trop cru, la détresse trop réelle. La panique qui l'envahit devrait suffire à le réveiller, à l'emmener de cette copie onirique vers une réalité qui n'aura rien de plus réjouissant. Sauf que ce n'est pas le cas. Il tourne vers la sorcière inconnue un regard de bête traquée ; là où la scène de destruction qu'ils ont quitté répondait à chacune de ses émotions, ce nouveau décor est d'une constance implacable. Est-ce à cause du lien d'argent ? Est-elle la responsable de ce cauchemar ? Qu'est-ce que tu as fait ? La méfiance est éveillée, et menace de se transformer en paranoïa.

Regard noir, grondement sourd. Elle s'approche, pourtant, comme si elle ne remarquait pas qu'il était prêt à mordre. Seules les pensées qui émanent d'elle l'en empêchent. Car elle a raison. Il n'est déjà plus qu'un souvenir pour ceux qui l'ont connu. Ceux dont les visages s'effacent dans sa mémoire, se mêlent en une aquarelle confuse, prêts à s'éteindre. Bientôt, il disparaîtra, lui aussi. Je dois sortir d'ici. Ce n'est pas encore une conviction, seulement un écho de ses mots à elle. Mais elle l'invite à le suivre, et, de ses mots, tisse autour de lui une toile de persuasion. Une toile à laquelle il est trop heureux de s'abandonner. Oui, l'enfermement est un culte. Et il l'a adopté sans vraiment s'en rendre compte, car il est tombé à genoux dès le début. Car il a longtemps rampé devant lui. Je dois sortir d'ici.

Tu les entends, toi aussi ? Paroles et pensées se mêlent toujours, mais dans ce nouveau décor onirique, les mots lui paraissent plus réels. Il peut sentir le souffle s'échapper de ses lèvres, son timbre vibrer dans sa gorge. La réalité est toute proche, séparée d'eux par un voile fin, presque transparent - et c'est à travers cette mince frontière que lui parviennent les voix. Des moldus. Il y a du mépris dans cette information glissée entre la blancheur des murs. Du mépris, et une réalisation. Un rappel. Ils sont des moldus, oui, mais pas eux. Pas lui. Il est autre, il est différent. Il a cette étincelle en plus qui l'a fait rejoindre un monde plus riche, un monde de magie, où quatre murs n'ont jamais suffit à enfermer un des siens. La peur reflue, et il lui laisse enfin le loisir d'observer la sorcière qui l'a accompagnée jusqu'ici, au bout de son filin brillant. Elle inspecte les frontières de sa prison, si légère qu'elle paraît presque transparente. On l'imaginerait bien traverser carrelage et béton comme s'ils n'étaient qu'illusion. Et pourquoi ne le pourrait-elle pas ? Et pourquoi pas moi aussi ?